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liser ? Elle fonctionne pour le mal — c’est vrai ; mais c’est parce qu’elle est aux mains des exploiteurs. Tombée aux mains du peuple, pourquoi ne serait-elle pas utilisée dans un meilleur but, pour le bien du peuple ?

Toujours le même rêve, — du marquis de Posa, dans le drame de Schiller, essayant de faire de l’absolutisme un instrument d’affranchissement ; ou bien le rêve du doux abbé Pierre, dans Rome de Zola, voulant faire de l’Église, le levier du socialisme !…

Qu’il est triste d’avoir à répondre à de pareils arguments ! Car ceux qui raisonnent ainsi, ou bien n’ont pas le moindre soupçon sur le vrai rôle historique de l’État ; ou bien ils conçoivent la révolution sociale sous une forme tellement insignifiante, tellement anodine, qu’elle n’a plus rien de commun avec les aspirations socialistes.

Prenez un exemple concret, la France.

Tous, tant que nous sommes ici, nous avons certainement signalé ce fait frappant, que la Troisième République, malgré sa forme républicaine de gouvernement, est restée monarchique, dans son essence. Tous, nous lui avons reproché de ne pas avoir républicanisé la France — je ne dis pas de n’avoir rien fait pour la révolution sociale, mais de ne pas avoir seulement introduit les mœurs de l’esprit simplement républicain. Car le peu qui s’est fait depuis vingt-cinq ans pour démocratiser les mœurs, ou pour répandre quelque peu d’instruction, s’est fait partout, dans toutes les monarchies européennes, sous la poussée même des temps que nous traversons. — D’où vient donc l’étrange anomalie d’une république restée monarchique ?

Elle vient de ce que la France est restée État, au même point qu’elle l’était il y a trente ans. Les détenteurs du pouvoir ont changé de nom ; mais tout cet immense échafaudage ministériel, toute cette organisation de ronds de cuir centralisés, toute cette imitation de la Rome des Césars qui s’est élaboré en France est resté ; et ces rouages continuent, comme jadis, à échanger leurs cinquante paperasses quand le vent a abattu un arbre sur une route nationale. L’estampille de la paperasse a changé ; mais l’État, son esprit, ses organes, sa centralisation territoriale et sa centralisation des fonctions sont restés. Et, comme une pieuvre, ils s’étendent de jour en jour sur le pays.

Les républicains — je parle des sincères — avaient nourri l’illusion que l’on pouvait « utiliser l’organisation de l’État » pour opérer un changement dans le sens républicain, et voilà les résultats. Alors qu’il fallait briser la vieille organisation, briser l’État et reconstruire une nouvelle organisation, en commençant par les fondements mêmes de la société — la commune de village affranchie, l’union ouvrière libre, etc, — ils ont pensé utiliser « l’organisation qui existait déjà ».