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les jeunes sociétés des États-Unis, pour tenir les masses sous son talon, favoriser les amis, ruiner le grand nombre à l’avantage des gouvernants et maintenir les vieilles divisions et les vieilles castes.

Prenez ensuite les guerres, sans lesquelles les États ne peuvent ni se constituer ni se maintenir, guerres qui deviennent fatales, inévitables, dès que l’on admet que telle région, — parce que État — peut avoir des intérêts opposés à ceux de ses voisins. Pensez aux guerres passées et à celles que les peuples subjugués devront mener pour conquérir le droit de respirer librement ; aux guerres pour les marchés ; aux guerres pour créer des empires coloniaux… Et ce que chaque guerre, victorieuse ou non, amène après soi de servitude, vous ne le savez malheureusement que trop en France.

Et enfin, ce qui est pire que tout ce que je viens d’énumérer, c’est que l’éducation que nous recevons tous de l’État, à l’école et plus tard, a tellement vicié nos cerveaux que la notion même de liberté finit par s’égarer, se travestir en servitude.

Triste spectacle que de voir ceux qui se croient révolutionnaires vouer leurs haines les plus profondes à l’anarchiste — parce que les conceptions de celui-ci sur la liberté dépassent leurs conceptions mesquines et étroites de la liberté, apprises à l’école étatiste. Et cependant, ce spectacle est un fait.

La philosophie libertaire est étouffée par la pseudo-philosophie romano-catholique de l’État. L’histoire est viciée dès sa première page où elle ment en parlant des royautés mérovingienne et carolingienne, jusqu’à sa dernière page où elle glorifie le jacobinisme et ne veut pas connaître le peuple dans son œuvre propre de création des institutions. Les sciences naturelles sont perverties pour être mises au service de la double idole, Église-État. La psychologie de l’individu, et encore plus celle des sociétés, sont falsifiées dans chacune de leurs assertions pour justifier la triple alliance du soldat, du prêtre et du bourreau. La morale, enfin, après avoir prêché pendant des siècles l’obéissance à l’Église, ou au livre, ne s’en émancipe aujourd’hui que pour prêcher la servitude envers l’État. — « Point d’obligations morales directes envers ton voisin, point même de sentiment de solidarité ; toutes tes obligations sont envers l’État » nous dit-on, nous enseigne-t-on dans ce nouveau culte de la vieille divinité romaine et césarienne. « Le voisin, le camarade, le compagnon — oublie-les. » Tu ne les connaîtras plus que par l’intermédiaire d’un organe de ton État. Et tous vous vous ferez une vertu de lui être également asservis. »