Page:Kropotkine - L’État - son rôle historique, 1906.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cela ne manquait de se faire — par arbitrage, par appel à une autre cité au besoin.

Désormais, le seul arbitre fut l’État. Toutes les disputes locales, infimes parfois dans les petites villes de quelques cents habitants, devaient s’empiler sous forme de paperasses dans les bureaux du roi ou du parlement. Le parlement anglais fut inondé à la lettre de ces mille petites querelles locales. Il fallut alors dans la capitale des milliers de fonctionnaires — vénaux pour la plupart — pour classer, lire, juger tout cela, prononcer sur chaque moindre détail ; régler la façon dont il fallait forger un fer à cheval, blanchir telle toile, saler le hareng, faire le tonneau et ainsi de suite à l’infini… et le flot montait toujours !

Mais ce ne fut pas tout. Bientôt l’État mit la main sur le commerce d’exportation. Il y vit une source d’enrichissement — il s’en empara. Jadis, lorsqu’une contestation surgissait entre deux villes sur la valeur des draps exportés, la pureté de la laine, ou la capacité des tonneaux de harengs, — les villes se faisaient l’une à l’autre leurs remontrances. Si la dispute traînait en longueur, on s’adressait à une tierce ville pour qu’elle jugeât comme arbitre (cela se voyait continuellement). Ou bien on convoquait un congrès des guildes de tisserands ou de tonneliers, pour régler internationalement la qualité et la valeur des draps, ou la capacité des tonneaux.

Maintenant, ce fut l’État qui se chargea, à Londres ou à Paris, de régler tous ces différents. Par ses fonctionnaires, il réglait la contenance des tonneaux, précisait la qualité des draps, escomptait et ordonnait le nombre de fils et leur épaisseur dans la chaîne et dans la trame, s’immisçait par ses ordonnances jusque dans les moindres détails de chaque industrie.

Vous en devinez le résultat. L’industrie se mourait au dix-huitième siècle sous cette tutelle.

Qu’était devenu, en effet, l’art de Benvenuto Cellini sous la tutelle de l’État ? — Disparu ! — Et l’architecture de ces guildes de maçons et de charpentiers dont nous admirons encore les œuvres d’art ? — Regardez seulement les monuments hideux de la période étatiste, et d’un seul coup d’œil, vous saurez que l’architecture était morte, si bien morte que jusqu’à présent, elle n’a pu se relever des coups qui lui furent portés par l’État.

Que devenaient les tissus de Bruges, les draps de Hollande ? Où étaient ces forgerons, si habiles à manier le fer et qui, dans chaque bourgade européenne, savaient faire prêter ce métal ingrat aux décors les plus exquis ? Où étaient ces tourneurs, ces horlogers, ces ajusteurs qui avaient fait de Nuremberg une des gloires du moyen âge pour les