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ment les hommes libres devinrent graduellement des serfs, obligés de travailler pour le maître, laïque ou religieux, du château ; comment l’autorité se constitua par tâtonnements au dessus des villages et des bourgades ; comment les paysans se liguaient, se révoltaient, luttaient pour combattre cette domination croissante ; et comment ils succombaient dans ces luttes contre les murs robustes du château, contre les hommes couverts de fer qui en tenaient la défense.

Il me suffira de dire que vers le Xe siècle et le XIe siècle, l’Europe semblait marcher en plein vers la constitution de ces royaumes barbares, comme on en découvre aujourd’hui, au cœur de l’Afrique, ou de ces théocraties comme on en connaît par l’histoire en Orient. Cela ne pouvait se faire en un jour ; mais les germes de ces petites royautés et de ces petites théocraties étaient déjà là ; ils s’affirmaient de plus en plus…

Heureusement, l’esprit « barbare » — scandinave, saxon, celte, germain, slave, — qui avait poussé les hommes pendant sept à huit siècles à rechercher la satisfaction de leurs besoins dans l’initiative individuelle et la libre entente des fraternités et des guildes — heureusement cet esprit vivait encore dans les villages et les bourgades. Les barbares se laissaient asservir, ils travaillaient pour le maître, mais leur esprit de libre action et de libre entente ne s’était pas encore laissé corrompre. Leurs fraternités vivaient plus que jamais, et les croisades n’avaient fait que les réveiller et développer en Occident.

Alors la révolution des communes urbaines, issues de l’union entre la commune de village et la fraternité jurée — révolution qui se préparait de longue date par l’esprit fédératif de l’époque, — éclata aux XIe et XIIe siècles avec un ensemble frappant en Europe.

Cette révolution, que la masse des historiens universitaires préfère ignorer, vint sauver l’Europe de la calamité qui la menaçait. Elle arrêta l’évolution des royaumes théocratiques et despotiques, dans lesquels notre civilisation eût probablement fini par sombrer, après quelques siècles de pompeux épanouissement, comme sombrèrent les civilisations de Mésopotamie, d’Assyrie, de Babylone. Elle ouvrit une nouvelle phase de vie — la phase des communes libres.


IV


On comprend parfaitement pourquoi les historiens modernes, éduqués dans l’esprit romain, et cherchant à faire remonter toutes les institutions jusqu’à Rome, ont tant de peine à comprendre l’esprit du mouvement communaliste du XIIe siècle. Affirmation virile de l’individu, qui arrive à constituer la société par la libre fédération, des hommes, des villages, des cités, ce mouvement fut une négation abso-