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lument incompréhensible, si l’on ne tient pas compte de ces fraternités, de ces unions de frères et de sœurs, qui naissent partout pour répondre aux besoins multiples de la vie économique et passionnelle de l’homme.

Pour bien comprendre l’immense progrès accompli sous cette double institution des communes de village et des fraternités librement jurées — en dehors de toute influence romaine, chrétienne ou étatiste, — prenez l’Europe telle qu’elle fut à l’époque de l’invasion barbare, et comparez-la à ce qu’elle devint au Xe siècle et au XIe siècle. La forêt sauvage est conquise, colonisée ; des villages couvrent le pays, et ils sont entourés de champs et de haies, protégés par des fortins, reliés entre eux par des sentiers qui traversent les forêts et les marécages.

Dans ces villages vous trouvez en germe les arts industriels, et vous y découvrez tout un réseau d’institutions pour le maintien de la paix intérieure et extérieure. En cas de meurtre ou de blessures, on ne cherche plus, entre villageois, à tuer l’agresseur, ou un de ses parents ou co-villageois, ou à lui infliger une blessure équivalente, ainsi que cela se pratiquait auparavant. Ce sont plutôt les seigneurs-brigands qui s’en tiennent encore à ce principe (de là — leurs guerres sans fin) ; tandis qu’entre villageois la compensation, fixée par des arbitres, devient la règle, et après cela la paix est rétablie et l’agresseur est souvent, sinon toujours, adopté par la famille qui fut lésée par son agression.

L’arbitrage pour toutes les disputes devient une institution profondément enracinée, d’une pratique journalière, — malgré et contre les évêques et les roitelets naissants qui voudraient que chaque différent fût porté devant eux, ou devant leurs agents, afin de profiter de la fred — amende levée par le village sur les violateurs de la paix publique.

Et enfin des centaines de villages s’unissent déjà en puissantes fédérations, — germes des nations européennes — qui ont juré la paix intérieure, qui considèrent leur territoire comme un patrimoine commun et sont alliées pour la défense mutuelle. Jusqu’à présent encore on peut étudier ces fédérations sur le vif au sein des tribus mongoles, turco-finnoises, malayennes.

Cependant, les points noirs s’amoncellent à l’horizon. D’autres unions, celles des minorités dominantes, se constituent aussi, et elles cherchent à transformer peu à peu ces hommes libres en serfs, en sujets. Rome est morte ; mais sa tradition revit, et l’Église chrétienne, hantée par les visions des théocraties orientales, donne son appui puissant aux nouveaux pouvoirs qui cherchent à se constituer.