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compensation, très lourde, à l’injurié ou au blessé ; il faudra se défendre devant l’assemblée du village et rétablir les faits sur la foi de six, dix ou douze « conjurés ». Raison de plus pour entrer dans une fraternité.

L’homme sent, en outre, le besoin de politiquer, d’intriguer peut-être, de propager telle opinion morale ou telle coutume. Il y a, enfin, la paix extérieure à sauvegarder ; des alliances avec d’autres tribus à conclure ; des fédérations à constituer au loin ; des notions de droit inter tribal à propager… Eh bien, pour satisfaire à tous ces besoins d’ordre émotionnel ou intellectuel, les Kabyles, les Mongols, les Malais ne s’adressent pas à un gouvernement ; ils n’en ont pas. Hommes de droit coutumier et d’initiative individuelle, ils n’ont pas été pervertis par la corruption d’un gouvernement et d’une Église à tout faire. Ils s’unissent directement. Ils constituent des fraternités jurées, des sociétés politiques et religieuses, des unions de métiers — des guildes, comme on disait au moyen âge, des çofs, comme disent aujourd’hui les Kabyles. Et ces çofs franchissent les enceintes des hameaux ; ils rayonnent au loin dans le désert et dans les cités étrangères ; et la fraternité se pratique dans ces unions. Refuser d’aider un membre de son çof, même au risque d’y perdre tout son avoir et sa vie, — c’est comme faire acte de trahison envers la « fraternité », c’est être traité comme l’assassin de son « frère ».

Ce que nous trouvons aujourd’hui chez les Kabyles, les Mongols, les Malais, etc., faisait l’essence même de la vie des ci-nommés barbares en Europe, du Ve siècle au XIIe siècle, jusqu’au XVe siècle. Sous les noms de guildes, d’amitiés, de fraternités, d’universitas, etc., les unions pullulent pour la défense mutuelle, pour venger les offenses faites à chaque membre de l’union et y répondre solidairement, pour substituer à la vengeance de « l’œil pour l’œil » la compensation, suivie de l’acceptation de l’agresseur dans la fraternité ; pour la pratique des métiers, pour secours en cas de maladie, pour la défense du territoire ; pour empêcher les empiétements de l’autorité naissante, pour le commerce, pour la pratique du « bon voisinage » ; pour la propagande… pour tout, en un mot, ce que l’Européen, éduqué par la Rome des Césars et des papes, demande aujourd’hui à l’État. Il est même fort douteux qu’il y ait eu à cette époque un seul homme, libre ou serf — sauf ceux qui étaient mis hors la loi par leurs fraternités mêmes — qui n’ait pas appartenu à une fraternité ou guilde quelconque, en plus de sa commune.

Les sagas scandinaves en chantent les exploits ; le dévouement des frères jurés fait le thème des plus belles poésies ; tandis que l’Église et les rois naissants, représentants du droit byzantin (ou romain) qui reparaît, lancent contre elles leurs anathèmes et leurs ordonnances. Heureusement elles restent lettre morte.

L’histoire entière de l’époque perd sa signification ; elle devient abso-