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l’avantage des minorités) dans nos codes, et toutes les formes de procédure judiciaire, en tant qu’elles offrent des garanties pour l’individu, eurent leurs origines dans la commune de village. Ainsi, quand nous croyons avoir fait un grand progrès en introduisant, par exemple, le jury, nous n’avons fait que revenir à l’institution des barbares, après l’avoir modifiée à l’avantage des classes dominantes. Le droit romain ne fit que se superposer au droit coutumier.

Le sentiment d’unité nationale se développait en même temps par de grandes fédérations libres des communes de village.

Basée sur la possession, et très souvent sur la culture du sol en commun ; souveraine comme juge et législateur du droit coutumier, la commune de village répondait à la plupart des besoins de l’être social.

Mais pas à tous les besoins : il y en avait d’autres encore à satisfaire. Or, l’esprit de l’époque n’était pas d’en appeler à un gouvernement dès qu’un nouveau besoin se faisait sentir. Il était, au contraire, de prendre soi-même l’initiative pour s’unir, se liguer, se fédérer ; de créer une entente, grande ou petite, nombreuse ou restreinte, qui répondit au nouveau besoin. Et la société d’alors se trouvait littéralement couverte, comme d’un réseau, de fraternités jurées, de guildes pour l’appui mutuel, de « conjurations », dans le village et en dehors du village, dans la fédération.

Nous pouvons observer cette phase et cet esprit à l’œuvre, aujourd’hui même, chez mainte fédération barbare, restée en dehors des États modernes qui sont calqués sur le type romain ou plutôt byzantin.

Ainsi, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, les Kabyles ont maintenu leur commune de village, avec les attributions que je viens de mentionner : la terre en commun, le tribunal communal, etc. Mais l’homme sent le besoin d’action ailleurs que dans les limites étroites de son hameau. Les uns courent de par le monde, cherchant aventures en qualité de marchands. D’autres s’adonnent à un métier — « un art » — quelconque. Et ces marchands, ces artisans, s’unissent en « fraternités », alors même qu’ils appartiennent à des villages, des tribus ou des confédérations différentes. Il faut l’union pour se secourir mutuellement dans les voyages lointains ou pour se transmettre mutuellement les mystères du métier, et ils s’unissent. Ils jurent la fraternité, et ils la pratiquent d’une façon qui frappe l’Européen : réelle et non pas en paroles seulement.

Et puis, malheur peut arriver à chacun. Qui sait si demain, peut-être, dans une bagarre, tel homme, généralement doux et tranquille, ne sortira pas des limites établies de bienséance et de sociabilité ? Qui sait s’il ne portera pas coups et blessures ? Il faudra alors payer la