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Dès lors, une loi générale commença à se développer entre ces clans et tribus. — « Les vôtres ont blessé ou tué un des nôtres ; donc, nous avons le droit de tuer un d’entre vous, ou de porter une blessure absolument égale à un des vôtres. » — N’importe lequel, puisque c’est toujours la tribu qui est responsable pour chaque acte des siens. Les versets si connus de la Bible : « Sang pour sang, œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure, mort pour mort » — mais pas plus ! ainsi que l’a si bien remarqué Koenigswarter — tirent de là leur origine. C’était leur conception de la justice… et nous n’avons pas trop à nous enorgueillir, puisque le principe de « vie pour vie » qui prévaut dans nos codes n’en est qu’une des nombreuses survivances.

Toute une série d’institutions, vous le voyez, et bien d’autres que je passe sous silence, tout un code de morale tribale fut déjà élaboré pendant cette phase primitive. Et, pour maintenir ce noyau de coutumes sociables en vigueur, l’usage, la coutume, la tradition suffisaient. Point d’autorité pour l’imposer.

Les primitifs avaient, sans doute, des meneurs temporaires. Le sorcier, le faiseur de pluie — le savant de l’époque — cherchait à profiter de ce qu’il connaissait ou croyait connaître de la nature, pour dominer ses semblables. De même, celui qui savait mieux retenir dans la mémoire les proverbes et les chants, dans lesquels s’incorporait la tradition, gagnait de l’ascendant. Il récitait lors des fêtes populaires ces proverbes et ces chants, dans lesquels se transmettaient les décisions prises un jour par l’assemblée du peuple dans telle et telle contestation. Et, dès cette époque, ces « instruits » cherchaient à assurer leur domination en ne transmettant leurs connaissances qu’à des élus, des initiés. Toutes les religions, et même tous les arts et métiers, ont commencé, vous le savez, par des « mystères ».

Le brave, l’audacieux, et surtout le prudent, devenaient aussi des meneurs temporaires dans les conflits avec d’autres tribus, ou pendant les migrations. Mais l’alliance entre le porteur de la « loi » (celui qui savait de mémoire la tradition et les décisions anciennes), le chef militaire et le sorcier n’existait pas ; il ne peut pas plus y avoir question d’État dans ces tribus, qu’il n’en est question dans une société d’abeilles ou de fourmis, ou chez les Patagoniens et les Esquimaux, nos contemporains.

Cette phase dura cependant des milliers et des milliers d’années, et les barbares qui envahissaient l’empire romain l’avaient aussi traversée. Il en sortaient à peine.

Aux premiers siècles de notre ère, d’immenses migrations se pro-