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ration. On découvre encore les traces de cette période chez certaines tribus contemporaines, et on les retrouve dans le langage, les coutumes, les superstitions des peuples bien plus avancés en civilisation.

Toute la tribu faisait la chasse ou la cueillette en commun, et leur faim assouvie, ils s’adonnaient avec passion à leurs danses dramatisées. Jusqu’à présent encore on trouve des tribus, très rapprochées de cette phase primitive, refoulées sur les pourtours des grands continents, ou vers les régions alpestres, les moins accessibles de notre globe.

L’accumulation de la propriété privée ne pouvait s’y faire, puisque toute chose qui avait appartenu en particulier à un membre de la tribu était détruite ou brûlée là où l’on ensevelissait son cadavre. Cela se fait encore, même en Angleterre, par les Tsiganes, et les rites funéraires des « civilisés » en portent encore l’empreinte : les Chinois brûlent des modèles en papier de ce que possédait le mort, et nous promenons jusqu’au tombeau le cheval du chef militaire, son épée et ses décorations. Le sens de l’institution est perdu ; il n’y a que la forme qui survit.

Loin de professer le mépris de la vie humaine, ces primitifs avaient horreur du meurtre et du sang. Verser le sang était considéré comme chose si grave, que chaque goutte de sang répandu — non seulement le sang de l’homme, mais aussi celui de certains animaux — demandait que l’agresseur perdit de son sang en quantité égale.

Aussi un meurtre au sein de la tribu est chose absolument inconnue ; par exemple, chez les Inuits ou Esquimaux — ces survivants de l’âge de la pierre qui habitent les régions arctiques ; chez les Aléoutes, etc., on sait positivement qu’il n’y a jamais eu un seul meurtre, dans la tribu, pendant cinquante, soixante années, ou plus.

Mais, lorsque des tribus d’origine, de couleur et de langages différents se rencontraient dans leurs migrations, c’était très souvent la guerre. Il est vrai que, dès alors, les hommes cherchaient à adoucir ces rencontres. La tradition, ainsi que l’ont si bien démontré Maine, Post, Nys, élaborait déjà les germes de ce qui plus tard devint le droit international. Il ne fallait pas, par exemple, assaillir un village sans en prévenir les habitants. Jamais on n’aurait osé tuer sur le sentier suivi par les femmes pour aller à la fontaine. Et, pour conclure la paix, il fallait souvent payer la balance des hommes tués des deux côtés. Cependant, toutes ces précautions et bien d’autres étaient insuffisantes : la solidarité ne se répandait pas au delà du clan ou de la tribu ; il surgissait des querelles, et ces querelles arrivaient jusqu’à des blessures et jusqu’au meurtre, entre gens de divers clans et tribus.