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justice, que ferez-vous ? Demanderez-vous qu’on jette le fermier sur la grande route — c’est la loi qui l’ordonne, — ou bien demanderez-vous que le propriétaire restitue au fermier toute la part de la plus-value qui est due au travail de celui-ci ? — c’est l’équité qui vous le dicte. De quel côté vous mettrez-vous ? pour la loi, mais contre la justice ? ou bien pour la justice, mais alors contre la loi ?

Et lorsque des ouvriers se seront mis en grève contre leur patron, sans le prévenir quinze jours à l’avance, de quel côté vous rangerez-vous ? Du côté de la loi, c’est-à-dire du côté du patron qui, profitant d’un temps de crise, réalisait des bénéfices scandaleux (lisez les fameux procès de Reims), ou bien contre la loi, mais pour les ouvriers qui percevaient pendant ce temps-là des salaires de 2 fr. 50 et voyaient dépérir leur femme et leurs enfants ? Défendrez-vous cette fiction qui consiste à affirmer la « liberté des transactions » ? Ou bien soutiendrez-vous l’équité, en vertu de laquelle un contrat conclu entre celui qui a bien dîné et celui qui vend son travail pour manger, entre le fort et le faible, n’est pas un contrat.

Voici un autre fait. Un jour, à Paris, un homme rôdait près d’une boucherie. Il saisit un bifteck et se met à courir. On l’arrête, on le questionne, et l’on apprend que c’est un ouvrier sans travail, que lui et sa famille n’ont rien mangé depuis quatre jours. On supplie le boucher de lâcher l’homme, mais le boucher veut le triomphe de la justice ! il poursuit, et l’homme est condamné à six mois de prison. C’est ainsi que le veut l’aveugle Thémis. — Et votre conscience ne se révoltera pas contre la loi et contre la société, en voyant que des condamnations analogues se prononcent chaque jour !

Ou bien, demanderez-vous l’application de la loi contre cet homme qui, malmené, bafoué dès son enfance, grandi sans jamais avoir entendu un mot de sympathie, finit par tuer son voisin pour lui prendre cent sous ? Vous demanderez qu’on le guillotine, ou — qui pis est — qu’on l’enferme pour vingt ans dans une prison, lorsque vous savez qu’il est plus malade que