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peut-être le plus beau temps de ma vie, car j’envisageais tout cela avec des yeux innocents. À l’âge de vingt et un ans, je commençai pourtant à m’apercevoir peu à peu que je n’avais pas tout à fait les mêmes prédispositions que mes camarades ; je ne trouvais aucun plaisir aux occupations viriles, ni à fumer, ni à boire, ni au jeu de cartes ; quant au lupanar, il m’inspirait réellement une peur mortelle. Aussi n’y suis-je jamais allé ; j’ai toujours réussi à m’esquiver sous un prétexte, quand les camarades y allaient. Je commençai alors à réfléchir sur moi-même ; je me sentais souvent abandonné, misérable, malheureux, et je languissais de rencontrer un ami prédisposé comme moi, sans parvenir à l’idée qu’il pouvait bien exister hors de moi des gens de cet acabit. À l’âge de vingt-deux ans, j’ai fait la connaissance d’un jeune homme qui enfin m’a éclairé sur l’inversion sexuelle et sur les personnes atteintes de cette anomalie, car lui aussi était uraniste et, ce qui est plus, amoureux de moi. Mes yeux se dessillèrent et je bénis le jour qui m’a apporté cet éclaircissement. À partir de ce moment, je vis le monde d’un autre œil, je vis que le même sort était échu à beaucoup de gens et je commençai à comprendre et à m’accommoder autant que possible de ce sort. Malheureusement cela marchait très mal, et aujourd’hui encore je suis pris d’une révolte, d’une haine profonde contre les institutions modernes qui nous traitent si mal, nous autres pauvres uranistes. Car quel est notre sort ? Dans la plupart des cas, nous ne sommes pas compris, nous sommes ridiculisés et méprisés et, dans le meilleur cas, si l’on nous comprend, on s’apitoie sur nous comme sur de pauvres malades ou des fous. C’est la pitié qui m’a toujours rendu malade. Je commençai donc à jouer la comédie, pour tromper mes proches sur l’état de mon âme, et, toutes les fois que j’y réussissais, j’en avais une grande satisfaction. J’ai fait aussi la connaissance de plusieurs compagnons de sort ; j’ai noué avec eux des liaisons qui malheureusement étaient toujours de courte durée, car j’étais très peureux et prudent, en même temps que difficile dans mon choix et gâté.

J’ai toujours profondément abhorré la pédérastie[ws 1], comme quelque chose d’indigne d’un être humain, et je désirerais que tous mes compagnons de sort en fissent autant ; malheureusement, chez certains d’entre eux, ce n’est pas le cas ; car, si tous pensaient sur ce sujet comme moi, l’opprobre et la raillerie des hommes d’un sentiment diffèrent du nôtre seraient encore plus injustes.

En face de l’homme aimé je me sens complètement femme,

  1. sodomie