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Je me trouvai dans une situation bien étrange, quand je fus fiancé. J’aurais préféré ne pas me marier du tout, mais des affaires de famille et les intérêts de ma profession médicale m’y forcèrent. J’épousai une femme aimable et énergique, sortie d’une famille où, de tout temps, les femmes avaient porté la culotte. J’étais amoureux d’elle, autant qu’un homme comme moi pouvait l’être, car ce que j’aime, je l’aime de tout mon cœur et je me livre entièrement, bien que je ne paraisse pas aussi pétulant qu’un homme complet ; j’aimais ma fiancée avec toute l’ardeur féminine, presque comme on aime son fiancé. Seulement je ne m’avouai pas ce caractère de mes sentiments, car je croyais toujours être un homme, très déprimé il est vrai, mais qui, par le mariage, finirait par se remettre et par se retrouver. Dès la nuit nuptiale je sentis que je ne fonctionnais que comme une femme douée d’une conformation masculine ; sub femina locum meum esse mihi visum est[ws 1]. Nous vécûmes ensemble contents et heureux et restâmes pendant quelques années sans enfants. Après une grossesse pleine de malaises, pendant laquelle j’étais dans un pays ennemi, en face de la mort, ma femme, dans un accouchement difficile, mit au monde un petit garçon qui, jusqu’à aujourd’hui, a gardé un naturel mélancolique et qui est toujours d’humeur triste ; il en vint un second qui est très calme, un troisième très espiègle, un quatrième, un cinquième ; mais tous ont déjà des dispositions à la neurasthénie. Comme je ne pouvais jamais rester en place, je fréquentais beaucoup les compagnies gaies, mais je travaillais toujours de toutes mes forces ; j’étudiais, je faisais des opérations chirurgicales, des expériences sur les remèdes et les méthodes de traitement, j’expérimentais aussi sur mon propre corps. Je laissai à ma femme le gouvernement du ménage, car elle s’entendait très bien à diriger la maison. J’accomplissais mes devoirs conjugaux aussi bien que je le pouvais, mais sans en éprouver aucune satisfaction. Dès le premier coït et même aujourd’hui, la position de l’homme pendant l’acte me répugne, et il m’a été difficile de m’y conformer. J’aurais de beaucoup préféré l’autre rôle. Quand je devais accoucher ma femme, cela me fendait toujours le cœur, car je savais trop bien comprendre ses douleurs. Nous vécûmes longtemps ensemble jusqu’à ce qu’un grave accès de goutte me força à aller dans plusieurs stations thermales et me rendit neurasthénique. En même temps je devins tellement anémique, que j’étais obligé, tous les deux mois, de prendre du fer pendant quelque temps, autrement j’aurais été chlorotique ou hystérique ou tous

  1. il me semblait qu’il y avait une femme à ma place.