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j’emploierai le reste de mon existence à cultiver modestement des asperges, des artichauts et des melons dans quelque modeste domaine situé le plus loin possible de Londres. Et si je dois mourir — il se découvrit et l’aspect de ses cheveux flottant au vent, de sa barbe hérissée, de ses yeux tristes et caressants, le son de sa voix puissante comme un jeu d’orgue, me produisirent une étrange impression — et si je dois mourir, je remets avec résignation mon corps et mon âme aux mains du Dieu éternel : puisse-t-il me pardonner les égarements de mon faible esprit humain !

— Amen ! répondis-je.

Il tourna le dos au vent et alluma un cigare. Sur le ciel empourpré, sa silhouette noire prenait les contours d’une apparition fantastique et merveilleuse. Je perçus l’exquise odeur d’un délicieux havane.

— Préparez-vous. Il ne reste plus qu’une minute ou deux. Vous n’avez pas peur ?

— Non… Mais l’équipage, les passagers ?

— Je les ai prévenus pendant votre évanouissement. Mais ils sont tous ivres et il n’y a pas une seule ceinture de sauvetage sur le bateau. Je ne crains rien pour vous, vous portez un talisman à la main. J’en avais un tout semblable, mais je l’ai perdu. Eh ! tenez-vous bien !… Henry !…

Je me tournai vers l’est, et une horreur mortelle me stupéfia. Une énorme lame, haute comme la Tour Eiffel, toute noire et crêtée d’une écume rosâtre, fondait du rivage sur notre coque de noix. Un hurlement, un frémissement… et le monde entier parut s’écrouler sur le pont…

Je m’évanouis de nouveau et ne revins à moi qu’au bout de quelques heures dans la barque de pêche qui m’avait sauvé. Mon bras gauche estropié était grossièrement bandé