Page:Kouprine - Le Bracelet de grenats, 1922.djvu/298

Cette page n’a pas encore été corrigée

Maître ? En seriez-vous l’auteur ? L’auriez-vous permise ? Ne l’aviez-vous pas prévue ?

Il posa doucement sur mon épaule sa belle main blanche et me dit d’une voix profondément tendre (et le contact de sa main ainsi que le ton assuré de ses paroles me calmèrent subitement) :

— N’avez-vous pas confiance en moi ? — Attendez, fermez bien les yeux et tenez-les cachés dans la paume droite jusqu’à ce que j’aie fini de parler ou que vous ne perceviez plus d’étincellement lumineux. Puis, avant de les rouvrir, mettez les lunettes que je vous glisse dans la main gauche. Ce sont de très fortes conserves. Écoutez maintenant. Je croyais que, pendant cette courte période, vous aviez appris à me connaître beaucoup mieux que mes proches n’ont jamais pu le faire. Ne fût-ce que pour vous, mon véritable ami, je n’aurais pas chargé ma conscience d’une cruelle et inutile expérience, qui entraînera peut-être la mort de milliers d’individus. Au reste qu’importe l’existence de ces nègres débauchés, de ces Indiens ivrognes et de ces Espagnols dégénérés ? Que toute la République de l’Équateur, avec ses bavardages, son mercantilisme et ses révolutions, s’engloutisse dans l’enfer et qu’un gouffre immense se creuse à sa place, ni la science, ni l’art, ni l’histoire n’y perdront rien. Je regrette pourtant mes chères mules, si fines et si patientes. En toute conscience, je n’aurais pas hésité, je l’avoue, à sacrifier un million des plus précieuses vies humaines, la vôtre y comprise, au triomphe de mon idée, si j’avais été convaincu de sa justesse. Mais ne vous ai-je pas dit il y a cinq minutes que j’avais définitivement cessé de croire l’humanité future susceptible de félicité, d’amour, et d’esprit de sacrifice ? Pouvez-vous penser que j’aie voulu me venger