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Il est dur, croyez-moi, de devoir, à 65 ans, reviser sa conception du monde ! J’ai compris ou plutôt senti que l’humanité future ne valait ni nos soucis, ni nos travaux, ni nos sacrifices. Elle dégénère et devient d’année en année plus débile, plus corrompue, plus impitoyable. La société tombe sous la domination du plus cruel des despotes : le capital. Les trusts, spéculant dans leurs repaires publics sur le blé, la viande, le pétrole, le sucre, créent une génération de polichinelles milliardaires, que côtoyeront des millions de loqueteux affamés, de voleurs et d’assassins. Il en sera éternellement ainsi. Et mon idée de prolonger l’existence de la terre deviendra la proie de quelques gredins, qui emploieront mon soleil liquide à la fabrication d’obus ou de bombes d’une force explosive insensée… Et cela, je ne le veux pas. Ah ! mon Dieu, cette cuvette ! Est-il possible que je l’aie oubliée ? Est-ce vraiment possible ? — s’écria soudain lord Chalsbury en se prenant la tête dans ses mains.

— Qui vous trouble ainsi, cher maître ? m’enquis-je.

— Voyez-vous, mon cher Henry… je crains fort d’avoir commis une petite mais peut-être fatale…

Je n’entendis plus rien. Une gigantesque flamme dorée jaillit soudain à l’Orient. Le ciel et la mer se noyèrent pour un instant dans un éblouissant météore. Et aussitôt un abasourdissant coup de tonnerre et un tourbillon embrasé me précipitèrent sur le pont.

Je perdis conscience et ne revins à moi qu’en entendant la voix de lord Chalsbury penché sur moi :

— Vous avez été aveuglé ?

— Oui, je ne vois plus que des cercles irisés devant les yeux. Mais c’est une catastrophe,