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de gages. Puis il leur déclara que son œuvre était achevée et leur enjoignit de quitter le Cayambé dès le jour même.

Ils s’en allèrent, contents et ingrats, goûtant d’avance les joies de l’ivresse et de la débauche dans les nombreuses maisons de joie de Quito. Seul mon assistant, le Slave silencieux — Albanien ou Sibérien ? je n’en sais trop rien — se refusa longtemps à abandonner son maître. « Je resterai avec vous jusqu’à ma mort ou la vôtre », répétait-il obstinément. Mais lord Chalsbury lui dit en le fixant d’un regard persuasif et presque sévère :

— Je rentre en Europe, mister Pierre.

— Qu’importe, je vous suivrai.

— Vous savez pourtant ce qui vous y attend, mister Pierre.

— Oui. Le gibet. Mais cela ne m’empêchera pas de vous suivre. J’ai toujours ri à part moi de vous voir songer à la félicité d’individus qui vivront dans des millions d’années, mais je ne l’ai dit à personne, et quand je vous eus connu à fond, j’ai compris que l’être humain avait d’autant plus de valeur que l’humanité en avait moins. Aussi me suis-je attaché à vous, tout comme un vieux chien teigneux, affamé, vagabond et aigri lèche la première main qui le caresse sincèrement. Et c’est pourquoi je ne vous quitterai pas. Basta !

Stupéfait et enthousiasmé, je considérais ce brave homme que j’avais jugé jusqu’alors totalement incapable de tout sentiment élevé. Mais le Maître lui enjoignit doucement :

— Non, vous me quitterez. Et tout de suite même. Votre amitié m’est chère. J’estime fort votre ardeur au travail. Mais je m’en vais mourir dans mon pays. Et les souffrances que vous pourriez endurer ne feraient que rendre plus pénibles mes derniers moments. Soyez