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celui-ci me frappait avec une constance par trop opiniâtre.

Je ne pouvais ou ne savais me caser dans aucune usine, dans aucun bureau technique. La plupart du temps j’arrivais trop tard : la place était déjà occupée. Dans bien des cas je m’apercevais vite que j’avais affaire à quelque louche et véreuse compagnie. Plus souvent encore, au bout de deux à trois mois de travail, on me jetait à la rue sans me payer mes appointements. Je n’étais cependant ni timide, ni indécis, ni maladroit et faisais preuve de docilité, de souplesse et de bon vouloir.

Mais j’étais avant tout Anglais et respectais en moi le gentleman, représentant de la plus grande nation du monde. Pendant cette terrible période de ma vie, la pensée du suicide ne m’est jamais venue à l’esprit. Je luttais contre l’injustice du sort avec une froide et calme obstination, fermement convaincu que jamais, jamais, jamais Anglais ne connaîtrait l’esclavage. Et finalement le sort céda devant ma ténacité anglo-saxonne.

J’habitais alors la plus sordide des sordides ruelles de Bethnal-Green, tout au fond de l’Est-End. Un débardeur me louait pour quatre shillings par mois une couchette dissimulée derrière un rideau d’indienne. Je devais en outre servir d’aide-cuisinier à sa femme, enseigner la lecture et l’écriture à ses trois aînés, laver la cuisine et balayer l’escalier. Mes propriétaires m’invitaient toujours cordialement à partager leurs repas, mais je ne pouvais me décider à obérer leur misérable budget. Je dînais en face dans un sombre sous-sol, et Dieu sait combien de cadavres de chats, chiens et chevaux pèsent sur ma conscience. Mais cette délicatesse, fort naturelle, me valait l’estime et l’attention de mon logeur, Master John