famille et les prénoms de toutes les personnes que j’ai connues. Cette infirmité m’est fort pénible, car je ne tenais malheureusement pas de journal à l’époque de ma vie dont j’entreprends la relation ; cependant deux ou trois carnets retrouvés intacts et quelques vieilles lettres me permettent jusqu’à un certain point de m’orienter.
Bref, je terminai mes études et obtins le titre de licencié en physique, deux, trois, quatre, ou peut-être même cinq ans avant le commencement du XXe siècle. Juste à cette époque se ruina et mourut le mari de ma sœur aînée Maud, fermier du Norfolk, qui plus d’une fois pendant mes années d’étudiant m’avait prêté son aide matérielle et surtout morale. Il croyait fermement que je poursuivrais ma carrière dans quelque université anglaise, et, devenu au ciel de la science un astre brillant, laisserais tomber un rayon de gloire sur son humble famille. C’était un gai et solide gaillard, fort comme un bœuf, amateur de boxe, chansons et beuveries, un franc luron à la mode de la vieille et joyeuse Angleterre. Il mourut une belle nuit d’une attaque d’apoplexie, après avoir dévoré à son souper un quart de mouton de Berkshire, fortement relevé de soy, et arrosé d’une bouteille de whisky et de deux gallons de pale-ale écossais.
Ses souhaits et prédictions ne s’accomplirent point. Je ne réussis pas à prendre rang parmi les futurs savants. Bien plus : je n’eus même pas la chance de trouver une place de précepteur ou de professeur dans quelque lycée ou collège. Je connus une longue et maudite période de cruelle et inexorable déveine. Au reste, qui donc, à part les rares favoris de la fortune, n’a pas senti plier ses épaules sous cet aveugle et stupide acharnement du Destin ? Mais vraiment