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les eaux — ni oiseaux ni bateaux, mais seulement une armée d’êtres noyés — buffles, chevaux et hommes — et le fleuve était plus rouge que du sang à cause de l’argile du pied des montagnes. Jamais je n’avais vu pareille crue — jamais depuis cette année-là je n’en ai revu de pareille — et, ô sahib, aucun homme vivant n’avait fait ce que j’avais fait. Je ne m’en retournai pas ce jour-là. Pour toutes les terres du chef je ne m’y serais pas risqué une seconde fois sans le bouclier des ténèbres qui dissimulent le danger. Je remontai la rivière l’espace d’un kos jusqu’à la demeure d’un forgeron, prétendant que l’inondation m’avait emporté loin de ma cabane, et on me donna à manger. Durant sept jours je restai chez le forgeron. À la fin un bateau arriva et je m’en retournai à ma maison. Il n’y avait plus traces de murs, de toit ni de plancher… plus rien qu’une flaque de boue limoneuse. Jugez donc, sahib, à quel niveau le fleuve avait dû monter.

Il était écrit que je ne mourrais ni dans ma maison, ni dans le sein de la Bahrwi, ni sous les débris du pont de la Bahrwi, car Dieu envoya Hirnam Singh mort depuis deux jours, sans que je sache toutefois comment cet homme était mort, pour me servir de flotteur et de soutien. Hirnam Singh est depuis vingt ans en enfer, et le souvenir de cette nuit-là doit être la fleur de son tourment.