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que je venais d’arriver au gué depuis peu. J’étais robuste alors, et les bunjaras n’avaient pas de doute quand je leur disais : « Le gué est franc. » J’ai trimé toute une nuit plongé dans le courant jusqu’aux omoplates parmi un cent de buffles affolés de peur, et les ai amenés de l’autre côté sans perte même d’un sabot. Quand tout fut fini j’allai chercher les hommes tremblants, et ils me donnèrent pour ma récompense la fleur de leur troupeau : le buffle porte-cloche. Jugez en quelle haute estime on me tenait ! Mais aujourd’hui, quand la pluie tombe et que la rivière monte, je me blottis dans ma cabane et je geins comme un chien. Ma force m’a abandonné. Je suis un vieillard et le char-à-feu a fait déserter le gué. On avait coutume de m’appeler le Fort de la Bahrwi.

Voyez ma figure, sahib… c’est une figure de singe. Et mon bras… c’est un bras de vieille femme. Et pourtant je vous jure, sahib, qu’une femme a chéri cette figure et a reposé dans le creux de ce bras. Il y a vingt ans de cela, sahib. Croyez-moi, ce fut la vérité… il y a vingt ans.

Venez à la porte et regardez sur l’autre rive. Apercevez-vous un petit feu là-bas très loin en aval ? C’est la lampe du sanctuaire dans le temple d’Hanuman du village de Pateera. Au nord, sous cette grosse étoile, se trouve le village même, mais