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CAPITAINES COURAGEUX

en même temps celle de l’Ouest Nouveau, dont l’histoire est encore à écrire.

Elle débutait par un garçon sans famille, lâché la bride sur le cou dans le Texas, et continuait, fantastique, à travers cent changements et tranches d’existence, les scènes changeant d’État d’Ouest en État d’Ouest, de cités qui en un mois surgissaient et en une saison dépérissaient pour disparaître complètement, à de sauvages aventures dans des camps plus sauvages encore, lesquels sont maintenant de laborieuses municipalités pavées. Elle englobait la construction de trois lignes de chemin de fer et la ruine réfléchie d’une quatrième. Elle parlait de steamers, de territoires communaux, de forêts, de mines, tout cela peuplé, créé, déchiffré, creusé par des hommes de toutes les nations du globe. Elle touchait aux chances de richesse gigantesque qui avaient passé devant des yeux qui ne pouvaient voir, ou s’étaient trouvées manquées par le plus simple accident de temps et de voyage ; et à travers le changement de scènes éperdu, parfois à cheval, le plus souvent à pied, tantôt riche, tantôt pauvre, dedans, dehors, en arrière, en avant, matelot de pont, homme d’équipe, entrepreneur de travaux publics, tenancier de boarding-house, journaliste, ingénieur, commis voyageur, agent d’immeubles, homme politique, battu à plates coutures, marchand de rhum, propriétaire de mines, spéculateur, bouvier, ou chemineau, passait Harvey Cheyne, alerte et dispos, cherchant sa voie, et, comme il le disait, la gloire et l’avancement de son pays.

Il parla de la foi qui ne l’avait jamais abandonné, même quand il se trouvait suspendu à l’âpre bord du désespoir — la foi qui vient de la connaissance qu’on a des hommes et des choses. Il s’étendit, comme s’il se parlait à lui-même, sur le courage et la ressource vraiment extraordinaires qu’en tous temps il avait trouvés en soi. Le fait était d’une évidence telle dans l’esprit de l’homme qu’il ne changeait même pas d’accent. Il décrivit comment il avait eu l’avantage sur ses ennemis ou leur avait pardonné, exactement comme ils avaient eu l’avantage sur lui ou lui avaient pardonné en ces jours d’insouciance ; comment il avait supplié, cajolé, intimidé villes, compagnies, syndicats, tout cela pour leur bien durable ; s’était traîné autour, à travers, sous montagnes et ravins, tirant après lui un chemin de fer de pacotille, et, pour finir, comment il s’était assis tranquille pendant que les communautés les plus diverses mettaient en lambeaux les derniers fragments de son caractère.

L’histoire tint Harvey presque hors d’haleine, la tête un peu relevée de côté, les yeux fixés sur le visage de son père, tandis que le crépuscule s’accentuait et que le bout rouge du cigare éclairait les joues creusées de sillons et les lourds sourcils. Il lui semblait voir une locomotive en train de faire rage à travers la campagne dans l’obscurité — un mille entre chaque lueur de la porte du fourneau ouverte ; mais cette locomotive avait le don de la parole, et ses mots secouaient et réveillaient l’enfant jusqu’en la racine de l’âme. À la fin Cheyne lança au loin le bout de cigare, et tous deux restèrent assis dans l’obscurité, au-dessus de l’eau qui, en bas, lapait comme une langue.

« Je n’ai jamais encore raconté cela à personne », dit le père.

Harvey poussa un soupir.

« C’est certainement la plus grande chose qui fut jamais ! » dit-il.

— Voilà ce que j’ai eu. J’en arrive maintenant à ce que je n’ai pas eu. Cela ne vous dira pas grand’chose, mais je ne veux pourtant pas que vous arriviez à mon âge avant d’avoir compris. Je sais manier les hommes, cela va de soi, et je ne suis pas un imbécile en ce qui concerne mes propres affaires, mais — mais — je ne peux pas rivaliser avec l’homme qui a appris ! J’ai ramassé par-ci par-là le long de la route, mais j’imagine que cela transpire de toute ma personne.

— Je ne m’en suis jamais aperçu, dit le fils avec indignation.

— Vous vous en apercevrez, Harvey. Vous verrez — à peine serez-vous sorti du collège. Ne le sais-je pas ? Ne le sais-je pas à leur regard lorsqu’ils pensent que je suis un — un « mucker », comme on dit ici ? Je peux les réduire en miettes — oui — mais je ne peux les atteindre précisément là où est le foyer de leur vie. Je ne prétends pas dire qu’ils soient très, très haut, mais je sens que je suis, en quelque sorte, très, très loin. Maintenant vous, vous avez de la chance. Vous n’avez plus qu’à pomper tout le savoir alentour, et vous vivrez au milieu de gens qui font la même chose. Ils le feront avec quelques milliers de dollars de revenu tout au plus ; mais rappelez-vous que vous le ferez, vous, avec des millions. Vous apprendrez la loi suffisamment pour surveiller vos biens quand je ne serai plus de ce monde, et il vous faudra nouer des liens solides avec ceux qui sont appelés à devenir les meilleurs sur le marché (ils sont utiles plus tard) ; et par-dessus tout, il vous faudra faire ample provision de cette science-des-livres, claire, commune, qu’on apprend la tête entre les mains. Rien ne vaut cette monnaie-là, Harvey, et elle est appelée à valoir de plus en plus chaque année dans notre pays — en affaires comme en politique. Vous verrez.

— Il n’y a guère à rire pour moi dans tout cela, dit Harvey. Quatre années de collège ! Je crois que j’aurais dû choisir le yacht et le valet !

— Ne vous tourmentez pas, mon fils,