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CAPITAINES COURAGEUX

qui fussent propriétaires de leur bateau, et fit des comparaisons de chiffres dans son vaste cerveau. Il alla à l’écart se « lover » sur des câbles-chaînes dans des boutiques de revendeurs de la marine, posant cent questions avec la curiosité enjouée, non apaisée d’un homme de l’Ouest, au point que tous les gens du quai voulurent savoir « à quoi, tonnerre de Dieu, cherchait à en venir, après tout, ce client-là ». Il alla rôder dans les salles de l’Assurance Mutuelle, et demanda des explications au sujet des signes mystérieux que jour par jour on traçait à la craie sur le tableau noir ; et ce fut cause qu’il vit s’abattre sur lui les secrétaires de chacune des « Sociétés d’Assistance à la Veuve et l’Orphelin du Pêcheur » fondées dans la ville. Ils mendièrent impudemment, chacun anxieux de battre le record détenu par l’autre institution, et Cheyne tiraillant sa barbe, les passa tous à Mrs. Cheyne.

Elle demeurait dans un boarding-house près d’Eastern Point — établissement étrange que dirigeaient, semblait-il, les pensionnaires eux-mêmes, où les nappes étaient à carreaux rouges et blancs, et où la population, qui semblait avoir d’intimes rapports réciproques depuis des années, se levait à minuit pour faire des omelettes au fromage quand elle se sentait faim. Le second matin de son séjour, Mrs. Cheyne ôta ses « solitaires » avant de descendre pour le petit déjeuner.

« Ce sont des gens on ne peut plus charmants, confia-t-elle à son mari ; si bienveillants, si simples, en outre, quoiqu’ils soient, pour ainsi dire, tous de Boston.

— Ce n’est pas de la simplicité, maman, dit-il, en regardant les galets derrière les pommiers où les hamacs étaient suspendus. C’est autre chose que nous — que je n’ai pu acquérir.

— Cela ne peut être, répondit tranquillement Mrs. Cheyne. Il n’y a pas ici une femme qui possède une robe de cent dollars. Comment, nous —

— Je le sais, ma chère. Nous avons — cela va sans dire, que nous avons. Je crois qu’il s’agit seulement de la mode portée dans l’Est. Prenez-vous du bon temps ?

— Je ne vois pas beaucoup Harvey ; il est toujours avec vous ; mais je suis loin d’être aussi nerveuse que je l’étais.

— Pour moi, je n’ai jamais pris autant de bon temps depuis la mort de Willie. Jamais auparavant je ne m’étais fait une idée précise que j’avais un fils. Harvey est en passe de devenir un garçon étonnant. Faut-il aller vous chercher quelque chose, chère amie ? Un coussin sous la tête ? Bien, nous allons descendre encore jusqu’au quai pour y jeter un coup d’œil. »

Harvey fut en ces jours l’ombre de son père, et tous deux flânèrent côte à côte, Cheyne prenant les montées comme excuse pour poser sa main sur l’épaule carrée du jeune homme. Ce fut alors que Harvey s’aperçut avec admiration de ce qui ne l’avait jamais frappé jusque-là, la faculté étonnante qu’avait son père de plonger au cœur de toutes nouvelles questions comme s’il les apprenait des passants de la rue.

« Comment leur faites-vous vider leur sac sans rien dire de vos propres affaires ? » demanda le fils alors qu’ils sortaient du hangar d’un gréeur.

« J’ai eu, en mon temps, affaire à pas mal de gens, Harvey, et on arrive de manière ou d’autre à les jauger, je pense. Je me connais, aussi, quelque peu moi-même. »

Puis, après une pause, comme ils s’asseyaient sur un rebord de quai :

« Les hommes s’en aperçoivent presque toujours quand on a mis soi-même la main à la pâte, et ils vous traitent comme un des leurs.

— De la même façon qu’ils me traitent là-bas, à l’entrepôt de Wouvermann. Je fais partie de la foule maintenant. Disko a dit à tout le monde que j’avais bien gagné ma paye. »

Harvey étendit les mains et s’en frotta les paumes l’une contre l’autre.

« Voilà qu’elles redeviennent toutes douces », dit-il d’un air triste.

« Laissez-les comme cela quelques années encore, pendant que vous faites votre éducation. Vous aurez le temps ensuite de les durcir.

— Ou-ui, je le suppose », répliqua le jeune homme d’un ton peu enthousiaste.

« Cela dépend de vous, Harvey. Vous pouvez rester sous les jupes de votre mère, cela va sans dire, et lui faire des embarras à propos de vos nerfs, de votre sensibilité, et de toutes sortes de fantaisies de ce genre.

— Ai-je jamais fait cela ? » dit Harvey avec inquiétude.

Son père se tourna du côté où il était assis et étendit la main au loin :

« Vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, que je ne peux rien faire de vous si vous ne vous conformez strictement à mes avis. Je peux vous diriger, étant seul, si vous voulez rester seul, mais je n’ai pas la prétention de vous gouverner à deux, vous et la maman. La vie, en tout cas, est trop courte pour cela.

— Cela ne prouve guère en ma faveur, n’est-ce pas ?

— J’imagine que ce fut en grande partie de ma faute ; mais si vous voulez la vérité, vous n’avez pas fait grand’chose jusqu’à présent. Est-ce vrai, dites ?

— Hum ! Disko pense… Dites-moi, combien estimez-vous que cela vous a coûté pour m’élever depuis le début — en chiffres ronds ? »

Cheyne sourit.