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CAPITAINES COURAGEUX
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quatre dollars vingt-cinq cents par quintal. Nous avons tenu bon jusqu’à ce qu’il les paie. On le demande tout de suite.

— Ce qui signifie, alors, que vous aurez à travailler demain.

— Je l’ai promis à Troop. Je suis sur la bascule. J’ai apporté les tailles avec moi. (il regarda le carnet graisseux avec un air d’importance qui fit éclater de rire son père.) Il n’y a encore pas moins de trois — non — deux quatre-vingt-quatorze ou quinze quintaux d’après mon calcul.

— Payez un remplaçant, suggéra Cheyne, pour voir ce que dirait Harvey.

— Je ne peux pas, mon père. Je suis le marqueur de taille de la goélette. Troop dit que j’ai meilleure tête que Dan pour les chiffres. Troop est un homme tout ce qu’il y a de plus juste.

— Mais, supposons que je ne puisse pas déplacer le Constance ce soir, comment vous arrangerez-vous ? »

Harvey jeta un coup d’œil à l’horloge. Elle marquait onze heures vingt.

— Alors je dormirai ici jusqu’à trois heures et j’attraperai le train de quatre heures qui amène le fret. C’est une règle de nous laisser, nous autres hommes de la flottille, circuler gratis.

— C’est une idée. Mais je crois que nous pouvons faire arriver le Constance presque aussi tôt que le fret de vos hommes. Vous feriez bien de vous coucher dès maintenant. »

Harvey s’étendit sur le sofa, secoua ses bottes, et dormait avant que son père eût voilé les lampes électriques. Cheyne s’assit pour contempler le jeune visage qui reposait à l’ombre du bras rejeté derrière la tête, et parmi tout ce qui lui passa par l’esprit se présenta l’idée que peut-être il pouvait avoir négligé ses devoirs de père.

« Est-ce qu’on sait quand on court ses plus gros risques ? dit-il. Cela aurait pu être pire que de se noyer ; mais je ne pense pas que cela le soit — je ne le pense pas. Si cela ne l’est pas, je ne suis pas assez riche pour payer Troop, voilà tout ; et je ne pense pas que cela le soit. »

Le matin apporta par les fenêtres la fraîcheur de la brise de mer, le Constance fut remorqué sur une voie de côté parmi les wagons de fret jusqu’à Gloucester, et Harvey se trouva rendu à ses affaires.

« Alors, il va falloir qu’il tombe encore par-dessus bord et qu’il se noie, dit la mère avec amertume.

— Nous irons avec lui, prêts en ce cas à lui jeter une corde. Vous ne l’avez jamais vu travailler pour gagner son pain », dit le père.

« Quelle absurdité ! Comme si personne pouvait croire…

— Eh bien ! l’homme qui le paie a cru, lui. Il a bien, aussi, quelque peu raison. »

Ils descendirent entre les magasins remplis de cirés pour les pêcheurs, jusqu’à l’entrepôt de Wouverman, où le Sommes Ici se balançait haut, son pavillon du Banc flottant encore, tout le monde affairé comme des castors dans la glorieuse lumière du matin. Disko se tenait auprès du grand panneau, surveillant Manuel, Pen, et l’oncle Salters au palan. Dan faisait pivoter jusque sur le pont les paniers chargés au fur et à mesure que Long Jack et Tom Platt les remplissaient, et Harvey, un carnet à la main, représentait les intérêts du patron devant le commis de la bascule au bord du quai saupoudré de sel.

« Vous y êtes ? » criaient les voix au-dessous.

« Hisse ! » criait Disko.

« Hi ! » disait Manuel.

« Voilà ! » disait Dan en balançant le panier.

Puis ils entendirent la voix de Harvey, claire et fraîche, contrôler les poids.

Le dernier poisson venait à peine de claquer dans la manne que Harvey sauta de la gouttière à ses pieds en l’air sur une enfléchure, comme le plus court chemin pour passer la taille à Disko, en criant :

« Deux quatre-vingt-dix-sept, et la cale vide !

— Ce qui fait au total, Harvey ? » demanda Disko.

« Huit soixante-cinq. Trois mille six cent soixante-seize dollars et un quart. Dommage que je n’aie pas une part avec mes gages.

— Ma foi, je dirais presque que tu l’as méritée, Harvey ! Veux-tu grimper jusqu’au bureau de Wouverman pour lui porter nos tailles ?

— Qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ? » demanda Cheyne à Dan, lequel était habitué à se voir poser des questions de toute sorte par ces imbéciles de propres à rien qu’on appelle les baigneurs de la saison.

« Ma foi, c’est une espèce de subrécargue, répondit-il. Nous l’avons repêché sur le Banc comme il s’en allait à la dérive. Tombé par-dessus bord d’un paquebot, à ce qu’il dit. C’était un passager. Le voilà en train de devenir pêcheur maintenant.

— Est-ce qu’il en fait pour sa nourriture ?

— Je vous crois. Papa, voilà quelqu’un qui veut savoir si Harvey en fait pour sa nourriture. Dites, voudriez-vous monter à bord ? Nous allons fixer une échelle pour la dame.

— Mais, avec grand plaisir, je crois bien. Cela ne peut pas vous faire de mal, la maman, et vous serez à-même de voir de vos propres yeux. »

La même femme, qui ne pouvait pas soulever la tête huit jours auparavant, descendit tant bien que mal par l’échelle, et resta là consternée au milieu du gâchis et du fouillis de l’arrière.

« Est-ce que vous vous intéresseriez par hasard à Harvey ? » demanda Disko.