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CAPITAINES COURAGEUX
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Santa-Fé, même dans Chicago. Il s’agissait d’« accélérer » sur ces deux mille trois cent cinquante milles une locomotive, un « combination car »[1] avec équipe, et le grand car particulier Constance tout doré. Le train prendrait le pas sur cent soixante-dix-sept autres venants et allants ; il fallait avertir les expéditeurs et les équipes de chacun desdits trains. On aurait besoin de seize locomotives, seize mécaniciens et seize chauffeurs, — toutes et tous triés sur le volet. Il serait accordé deux minutes et demie pour changer de machines, trois pour faire de l’eau et deux pour faire du charbon. « Prévenez les hommes, et disposez réservoirs et chutes en conséquence ; car Harvey Cheyne est pressé, pressé — pressé », chantaient les fils télégraphiques. « On compte sur quarante milles à l’heure et les inspecteurs de division accompagneront ce train spécial sur le parcours de leur division respective. De San Diego à la Seizième rue, Chicago, qu’on étende le tapis magique. Vite ! oh, vite ! »

« Cela va chauffer, dit Cheyne, comme ils roulaient hors de San Diego, le dimanche dès l’aube. Nous allons nous dépêcher, la maman, aussi vite qu’il nous sera possible ; mais je ne pense pas qu’il vaille la peine que vous mettiez déjà votre chapeau et vos gants. Vous feriez mieux de vous étendre et de prendre votre médicament. Je ferais bien avec vous une partie de dominos, mais c’est dimanche.

— Je serai gentille. Oh ! je serai gentille. Seulement — d’enlever mon chapeau me fait comme si nous ne devions jamais arriver là-bas.

— Essayez de dormir un peu, la maman, et nous serons à Chicago avant que vous vous en aperceviez.

— Mais, père, c’est à Boston. Dites-leur de se presser. »

Les coursiers à six pieds se martelaient leur route vers San Bernardino et les terres incultes du Mohave, mais la rampe n’était pas faite pour accélérer la vitesse. Cela viendrait plus tard. La chaleur du désert succéda à la chaleur des montagnes comme ils tournaient à l’est vers les Aiguilles et le fleuve du Colorado. Le car crépitait dans la sécheresse absolue et le flamboiement, pendant qu’on posait de la glace pilée sur le cou de Mrs. Cheyne, et il franchissait laborieusement les longues, longues pentes, passé Ash Fork, vers Flagstaff, où sous des cieux arides et lointains, s’étendent les forêts et les carrières. L’aiguille du marqueur vacillait et se démenait de droite et de gauche ; les escarbilles cliquetaient sur le toit, et un tourbillon de poussière semblait comme pompé derrière les roues tourbillonnantes. L’équipe du « combination car » était assise sur les bancs, haletante et en bras de chemise, et Cheyne s’aperçut bientôt qu’il était au milieu d’elle en train de lui crier, par-dessus le rugissement du wagon, de vieilles, vieilles histoires de chemin de fer, que connaît tout homme du métier. Il leur parla de son fils, et dit comme quoi la mer avait rendu son mort, et ils hochaient la tête, crachaient et se réjouissaient avec lui ; ils s’informaient d’« elle, là-bas derrière », et si elle pourrait supporter que le mécanicien « laisse l’autre, le Constance, filer un brin », et Cheyne pensa que oui. En conséquence, le grand cheval de feu fut « lâché » entre Flagstaff et Winslow au point qu’un inspecteur de division protesta.

Mais, dans le grand salon où la femme de chambre française, blême de frayeur, se cramponnait à la poignée d’argent de la porte, Mrs. Cheyne se contentait de geindre un peu et demandait à son mari de les prier d’aller « vite ». Et c’est ainsi qu’ils laissèrent derrière eux les sables desséchés et les rochers brûlés d’Arizona, et continuèrent de griller jusqu’au moment où le fracas des chaînes d’attelage et le sifflement des freins pneumatiques leur dirent qu’ils étaient à Coolidge, près de la ligne de partage du continent.


Trois hommes hardis et expérimentés, — rassis, pleins d’assurance et le corps sec au début ; pâles, frissonnants et trempés à la fin de leur niche à ces roues diaboliques — enlevèrent le Constance par-dessus le grand remblai, d’Albuquerque à Glorietta et par delà Springer, plus haut et plus haut, jusqu’au tunnel de Raton sur la ligne de l’État, d’où ils redescendirent en se berçant dans La Junta, pour avoir un aperçu de l’Arkansas et se frayer un chemin jusqu’au bas de la longue pente, jusqu’à Dodge City, où Cheyne reprit une fois de plus courage en mettant sa montre en avance d’une heure.

On parlait fort peu dans le wagon. Le secrétaire et la dactylographe étaient assis côte à côte sur les coussins de cuir de Cordoue, auprès de la glace du poste d’observation tout à la queue du train, à regarder fuir la houle et le remous des poteaux télégraphiques affluant derrière eux, et, croit-on, à prendre des notes sur le paysage. Cheyne allait et venait nerveusement entre sa magnificence extravagante, et le dénuement complet du « combination car », un cigare non allumé aux dents, au point que les équipes, prises de compassion et oubliant qu’il était leur ennemi-né, finirent par faire de leur mieux pour le distraire.

Le soir venu, les faisceaux de lampes électriques éclairèrent ce palais de douleur regorgeant de luxe, et ils avancèrent somptueusement, lancés à travers le vide de la plus abjecte désolation. Tantôt ils entendaient le sifflement d’un réservoir, et la voix gutturale d’un Chinois, le cliquetis

  1. Car destiné au personnel et à l’équipe.