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CAPITAINES COURAGEUX

— Le Maine ? Peuh ! Ils n’en savent pas assez, ou bien ils n’ont pas assez d’argent, pour peindre seulement leurs maisons, dans le Maine. Je les ai vus. L’homme d’Eastport m’a dit que le couteau avait servi — c’est du moins ce que le capitaine français lui a déclaré — avait servi sur la côte française l’année dernière.

— Blessé un homme ? Lance-nous le maillet. »

Harvey amena son poisson, reboëtta, et rejeta la ligne par-dessus bord.

— L’a tué ! Naturellement, quand j’ai entendu cela, j’ai grillé plus que jamais du désir de l’avoir.

— Bonté du Christ ! Je ne le savais pas, dit Harvey, en se retournant. Je t’en donnerai un dollar quand je recevrai mon gage. Dis donc, je t’en donnerai deux dollars.

— Vrai ? Est-ce qu’il te plaît tant que cela ? demanda Dan, en rougissant. Eh bien ! pour parler franchement, je l’ai plutôt acheté pour toi — pour te le donner ; mais je ne voulais pas le dire jusqu’à ce que j’aie vu comment tu prendrais la chose. Il est à toi, de grand cœur, Harvey, puisque nous sommes camarades de doris, et de ceci et de cela, et de tout le reste. Attrape ça ! »

Il le lui tendit, ceinture, et tout.

« Mais écoute. Dan, je ne vois pas…

— Prends-le. Il ne m’est pas utile. Je désire que tu l’aies. »

La tentation était trop forte.

« Dan, tu es un brave gars, dit Harvey. Je le garderai toute ma vie.

« Ça fait plaisir d’entendre ça », dit Dan avec un bon rire.

Puis, pressé de changer de sujet :

« On croirait que ta ligne tient à quelque chose.

— Embrouillée, j’imagine », dit Harvey en s’évertuant autour.

Avant de tirer dessus, il attacha la ceinture autour de lui, et ce ne fut pas sans un profond plaisir qu’il entendit la pointe de la gaine cliqueter sur le banc.

« Nom de nom de nom d’un chien ! s’écria-t-il. Elle se comporte comme si elle était sur un fond de fraise. C’est tout sable ici, n’est-ce pas ? »

Dan se pencha par-dessus bord, et donna une secousse pour voir.

« Le flétan se conduira de cette façon s’il boude. Ce n’est pas un fond de fraises. Remue-la deux ou trois fois. Elle rend, pour sûr. Je crois que nous ferions mieux de la ramener pour voir ce que c’est. »

Ils tirèrent ensemble, en attachant fortement aux taquets chaque tour de ligne, et le poids invisible s’éleva avec une molle lourdeur.

« Quelle prise, hein ! Hisse ! » cria Dan.

Mais l’exclamation finit en un cri aigu, un double cri d’horreur, car de la mer sortait le corps du Français mort qu’on avait immergé deux jours auparavant ! L’hameçon l’avait saisi sous l’aisselle droite, et il se balançait, rigide et horrible, la tête et les épaules au-dessus de l’eau. Les bras étaient attachés au côté, et, il n’avait plus de visage. Les deux garçons tombèrent comme une masse l’un sur l’autre au fond du doris, et restèrent là, tandis que la chose saluait le long du bord, maintenue sur la ligne raccourcie.

« C’est la marée — la marée qui l’a apporté ! dit Harvey les lèvres tremblantes, comme il cherchait à tâtons l’agrafe de la ceinture.

— Oh ! mon Dieu ! Oh ! Harvey ! gémit Dan, dépêche-toi. Il est revenu pour le couteau. Redonne-le-lui. Enlève-le.

— Je n’en veux pas ! je n’en veux pas ! cria Harvey. Je ne peux pas trouver la boucle.

— Vite, Harvey ! C’est ta ligne ! »

Harvey se dressa sur son séant pour dégrafer la ceinture, faisant face à la tête qui, sous ses cheveux ruisselants, n’avait pas de visage.

— Il tient toujours, souffla-t-il tout bas à Dan qui sortit son couteau et coupa la ligne, pendant que Harvey lançait la ceinture loin par-dessus bord.

Le corps rentra dans l’eau en faisant « plop », et Dan avec précaution se leva sur les genoux, plus blanc que le brouillard.

« C’est pour lui qu’il est venu. C’est pour lui qu’il est venu. J’en ai déjà vu un s’en venir sur un « trawl », mais cela ne m’a trop rien fait, tandis que lui, il est venu à nous exprès.

— Je voudrais — je voudrais n’avoir jamais pris le couteau. Alors c’est sur ta ligne qu’il serait venu.

— Je ne vois pas la différence que cela aurait fait. Nous en voilà tous les deux vieillis de dix ans. Oh ! Harvey, as-tu vu sa tête ?

— Si je l’ai vue ! Je ne l’oublierai jamais. Mais voyons, Dan ; cela ne pouvait pas être exprès. Ce n’était que la marée.

— La marée ! Il est venu pour lui, Harvey. Tu comprends, ils l’ont immergé à six milles au sud de la flottille, et nous sommes à deux milles de l’endroit où le bateau est mouillé maintenant. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient chargé d’une brasse et demie de câble-chaîne.

— Je me demande ce qu’il avait bien pu faire avec le couteau — là-haut sur la côte française ?

— Quelque chose de mal. J’imagine qu’il est obligé de le porter avec lui jusqu’au jugement dernier, et c’est pourquoi — Qu’est-ce que tu fais avec le poisson !

— Je le jette par-dessus bord, dit Harvey.

— Pour quoi faire ? Ce n’est pas nous qui le mangerons.

— Cela ne fait rien. Il m’a suffi de le