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CAPITAINES COURAGEUX

Il était reconnu comme faisant partie de tous les plans du Sommes Ici, avait sa place à table et parmi les couchettes, et pouvait tenir son personnage dans les longues conversations les jours de mauvais temps, où les autres étaient toujours prêts à écouter ce qu’ils appelaient les « contes de fées » de sa vie à terre. Il ne lui avait pas fallu plus de deux jours pour sentir que s’il parlait de son existence passée — cela semblait bien loin — comme étant sienne, personne excepté Dan (et la croyance de Dan lui-même fut l’objet d’une amère épreuve) n’y ajouterait foi. Aussi imagina-t-il un ami, un garçon dont il avait entendu parler, qui conduisait dans Tolède, Ohio, un drag en miniature attelé de quatre poneys, commandait cinq « complets » à la fois, et menait des choses appelées « cotillons » dans des réunions où l’aînée des jeunes filles n’avait pas tout à fait quinze ans, mais où tous les présents étaient d’argent massif. Salters protestait que ce genre de boniment était on ne peut plus dangereux, sinon positivement blasphématoire, mais il écoutait aussi avidement que les autres ; et leurs critiques à tous finirent par donner à Harvey des idées entièrement nouvelles sur les « cotillons », complets, cigarettes à bouts dorés, bagues, montres, parfums, petits dîners, champagne, jeux de cartes et commodités d’hôtel. Petit à petit, il changeait de ton quand il parlait de son « ami », que Long Jack avait baptisé « l’Agneau sans cervelle », « le Bébé doré sur tranche », « le Vanderpoop[1] en nourrice » et autres noms d’amitié ; et, les pieds dans ses bottes de mer croisés sur la table, il inventait même des histoires sur certains pyjamas de soie et certaines cravates importées tout exprès, au déshonneur de « l’ami ». Harvey était quelqu’un qui savait s’adapter aux milieux, un œil perçant et une oreille fine ouverts sur tout visage et tout accent autour de lui.

Il ne fut pas longtemps à savoir où Disko gardait le vieil octant vert-de-grisé qu’ils appelaient le hog yoke — sous le traversin de sa couchette. Quand il prenait la hauteur du soleil, et que, à l’aide de l’almanach du Vieux Fermier, il trouvait la latitude, Harvey ne faisait qu’un bond jusqu’en bas de la cabine pour graver le calcul et la date à l’aide d’un clou sur la rouille du tuyau de poêle. Or, le mécanicien en chef du paquebot n’eût pu faire plus, et nul mécanicien de trente années de services n’eût été capable de prendre, fût-ce à moitié, l’air d’ancien marinier avec lequel Harvey, d’abord soigneux de cracher par-dessus la lisse, publiait la position de la goélette, pour ce jour-là, et alors, seulement alors, débarrassait Disko de l’octant. Ces choses ne vont pas sans une certaine étiquette.

Le dit hog yoke, une carte marine d’Eldridge, l’almanach agricole, le Pilote de la Côte de Blunt, et le Navigateur de Bowditch, étaient toutes les armes qu’il fallait à Disko pour le guider, à part la grande sonde qui était son œil de réserve. Harvey tua presque Pen avec, la première fois que Tom Platt lui enseigna à faire « voler le pigeon bleu » ; et quoi qu’il ne fût pas de force à résister à un sondage soutenu dans un peu de mer, Disko l’employait volontiers sur les hauts-fonds en temps calme avec un plomb de sept livres. Comme disait Dan :

« Ce n’est pas le sondage que papa demande. C’est des échantillons. Graisse-le bien, Harvey ».

Harvey enduisait de suif le creux qui se trouvait à la base du plomb, et apportait soigneusement sable, coquille, fange, tout ce que ce pouvait être, à Disko, lequel touchait, sentait et donnait son avis. Comme il a été dit, quand Disko pensait morue, il pensait en morue ; et grâce à un mélange d’instinct et d’expérience depuis longtemps éprouvés, promenait le Sommes Ici de mouillage en mouillage, toujours avec le poisson, comme un joueur d’échecs aux yeux bandés joue sur l’échiquier qu’il ne voit pas.

Mais l’échiquier de Disko, c’était le Grand-Banc — un triangle de deux cent cinquante milles sur chaque côté — un désert d’eaux roulantes, empaqueté de brume humide, affligé de tempêtes, harcelé de glace à la dérive, entaillé du passage des paquebots insouciants, et que pointillait de ses voiles la flottille de pêche.

Des jours durant ils travaillèrent dans la brume — Harvey à la cloche — jusqu’au moment où, familiarisé avec l’opacité de l’atmosphère, le jeune garçon sortit en compagnie de Tom Platt, le cœur plutôt sur les lèvres. Mais la brume ne se levait pas, et le poisson mordait, et nul n’est capable de rester plongé dans l’effroi sans espoir six heures de suite. Harvey se consacra à ses lignes et à la gaffe ou fourchette, selon ce que Tom Platt réclamait ; et ils regagnaient la goélette à l’aviron, guidés par la cloche et l’instinct de Tom, tandis que la conque de Manuel, grêle et à peine distincte, résonnait à côté d’eux. Ce fut l’expérience d’un monde qui n’était plus la terre et, pour la première fois depuis un mois, Harvey rêva de planchers d’eau mobiles et fumants tout autour du doris, de lignes qui s’égaraient dans rien, et de l’atmosphère du dessus qui se fondait avec la mer du dessous à dix pieds de ses yeux tendus. Quelques jours plus tard, il se trouvait dehors avec Manuel sur ce qui aurait dû avoir quarante brasses de profondeur, mais le câblot de l’ancre fila

  1. On dit « Vanderpoop » en Amérique, comme l’on dit « Rotschild » en France.