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deux vieilles chansons que je connaisse, et vous les avez entendues toutes les deux. »

Tom Platt coupa court à ses excuses en attaquant un air on ne peut plus douloureux, pareil aux lamentations du vent et au craquement des mâts. Les yeux fixés aux poutres du plafond, Disko commença une très vieille complainte, tandis que Tom Platt se démenait autour de lui pour faire accorder tant soit peu l’air et les paroles.

Ce fut ensuite le tour de Tom Platt avec quelque chose touchant « le rude et roide M’Ginn, qui voulait faire rentrer le vaisseau ». Puis, on pria Harvey, lequel se sentit très flatté, de faire sa partie dans le concert. Mais tout ce qu’il pouvait se rappeler, c’était quelques bribes de « Skipper Ireson’s Ride »[1] qu’on lui avait apprises à l’école volante dans les Adirondacks. Il semblait que ce fût assez de circonstance, mais il n’eut pas plus tôt indiqué le titre, que Disko, frappant un coup de pied, s’écria :

« Ne continue pas, jeune homme ! C’est une erreur de jugement, et de la pire espèce, encore, parce qu’elle se fixe dans l’oreille.

— J’aurais dû t’avertir, dit Dan. Cela donne toujours un coup à papa.

— Qu’est-ce qu’il y a de mal ? » dit Harvey, surpris et quelque peu fâché.

« Tout ce que tu vas dire, répondit Disko. C’est tout salement faux du commencement à la fin, et Whittier a eu tort. Je suis pas spécialement chargé de redresser personne de Marblehead, mais il n’y eut pas de la faute d’Ireson. Mon père m’a raconté l’histoire des fois et des fois, et voici comment les choses se sont passées.

— Pour la centième fois, glissa tout bas Long Jack.

— Ben Ireson était patron de la Betty, jeune homme, et il rentrait du Banc, c’était avant la guerre de 1812, mais la justice est la justice en tous temps. Ils rencontrèrent l’Active de Portland, et c’était Gibbons de cette ville qui en était le patron ; ils la rencontrèrent faisant eau, passé le phare du cap Cod. Il y avait une tempête terrible, et ils faisaient rentrer la Betty aussi vite qu’ils pouvaient la faire aller. Or donc, Ireson prétendait qu’il n’y avait pas de bon sens à risquer un bateau dans une mer pareille ; les hommes, eux, ne voulaient rien savoir ; et il leur proposa de rester auprès de l’Active jusqu’à ce que la mer se calme un brin. Voie d’eau ou point, ils ne voulurent pas entendre parler de rester autour du cap par un temps pareil. Ils hissèrent sur-le-champ la voile d’étai et partirent, ayant naturellement Ireson avec eux. Les gens de Marblehead se montrèrent furieux contre lui à cause qu’il n’avait pas voulu courir le risque, et aussi à cause que le jour suivant, alors que la mer était calme (ils n’ont jamais cessé de penser à cela) quelques-uns des gens de l’Active furent sauvés par un de Truro. Ils arrivent dans Marblehead avec leur histoire à eux, disant que Ireson avait déshonoré sa ville, et ainsi de suite ; les hommes d’Ireson, par peur de voir l’opinion publique contre eux, se retournèrent contre lui, et jurèrent qu’il était responsable de toute l’affaire. Ce ne sont pas les femmes qui l’enduisirent de goudron et l’emplumèrent — les femmes de Marblehead ne font pas ces choses-là — c’est une poignée d’hommes et de gamins, et ils le voiturèrent autour de la ville dans un vieux doris jusqu’à ce que le fond en tombe et que Ireson leur dise qu’ils regretteraient ça un jour. Eh bien, les faits parlèrent d’eux-mêmes plus tard, toujours comme à leur habitude, trop tard pour être en rien utiles à un honnête homme ; et Whittier vint par là, qui ramassa ce qui traîna encore de toute une menterie, et Ben Ireson fut, encore une fois après sa mort, passé au goudron et emplumé des pieds à la tête par lui. C’est la seule fois que Whittier se soit jamais mis dedans, mais ce n’est pas beau. J’ai bien arrangé Dan quand il rapporta cette machine-là de l’école. Toi, tu ne pouvais pas savoir non plus, mais je t’ai raconté les faits pour que t’en souviennes toujours. Ben Ireson n’était pas du tout l’homme qu’en fait Whittier ; mon père l’a bien connu, avant et après cette affaire, et il faut te garder des jugements précipités, jeune homme. Au suivant ! »

Harvey n’avait jamais entendu Disko parler si longtemps, et retomba assis, le feu aux joues ; mais, comme Dan se hâta de le dire, un garçon ne pouvait savoir que ce qu’on lui apprenait à l’école, et la vie était trop courte pour dépister toutes les menteries qui couraient le long de la côte.

Là-dessus, Manuel se mit à pincer un air étrange sur sa petite machette bruyante, discordante, et chanta en portugais quelque chose à propos de « Nina, innocente ! » se terminant par un frottement de toute la main, qui brusquement mettait fin à la chanson. Puis, Disko voulut bien faire le plaisir de sa seconde chanson, sur un ton criard à l’ancienne mode, et tout le monde se joignit au chœur. En voici une strophe :

« Now April is over and melted the snow,
And outer Noo Bedfort we shortly must tow ;
Yes, out o’Noo Bedfort we shortly must clear,
We’re the whalers that never see wheat in the ear » [2].

  1. La promenade du Patron Ireson, vieille chanson don l’auteur est Whittier
  2. Voici avril passé et la neige fondue.

    Et bientôt hors de New Bedford il nous faut faire remorquer ;

    Oui, bientôt, hors de New Bedford il nous faut nous tirer.

    Nous sommes les baleiniers qui jamais en épi ne voient le blé.