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La barre se tendit d’une façon presque imperceptible sous les mains de Disko. Quelques secondes plus tard, la crête sifflante d’une vague vint fouetter le bateau en ligne diagonale, atteignit l’oncle Salters entre les deux épaules, et le trempa de la tête aux pieds. Il se leva en s’ébrouant, et ne se dirigea vers l’avant que pour en recevoir une autre.

— Regarde papa lui donner la chasse tout autour du pont, dit Dan. L’oncle Salters s’imagine que notre toile, c’est sa part de bateau. Voilà deux campagnes que papa s’est mis à lui donner ce baptême. Hi ! celle-là l’a attrapé où il met ses vivres. »

L’oncle Salters s’était réfugié auprès du grand mât, mais une vague vint s’aplatir sur ses genoux. Les traits de Disko étaient aussi impassibles que le cercle de la roue.

« Crois qu’elle se comporterait mieux sous une voile d’étai, Salters, dit Disko, comme s’il n’avait rien vu.

— Établis ton vieux cerf-volant, alors, rugit la victime à travers un nuage d’embrun ; seulement, ne t’en prends pas à moi s’il arrive quoi que ce soit. Pen, descends à l’instant prendre ton café. Tu devrais avoir assez de bon sens pour ne pas rester à bourdonner partout sur le pont par ce temps.

— Maintenant, ils vont se gorger de café et jouer au trictrac jusqu’à ce que les vaches rentrent, dit Dan, comme l’oncle Salters poussait Pen dans le poste d’avant. Me semble que nous en avons de tout ça pour une éternité. Il n’y a rien au monde de plus salement paresseux et de plus mou qu’un « banquier » quand il n’est pas sur le poisson.

— Je suis content que tu aies parlé, Danny, cria Long Jack qui depuis un instant regardait autour de lui, en quête d’un amusement. J’avais complètement oublié que nous avions un passager sous ce chapeau du débarcadère T. Il n’y a pas de paresse pour ceux qui ne connaissent pas leurs cordages. Passe-le-nous, Tom Platt, qu’on lui apprenne.

— Ce n’est pas mon tour, cette fois, dit Dan en ricanant. Il faut que tu t’en tires tout seul. Papa m’a appris, à moi, avec un bout de corde. »

Pendant une heure Long Jack promena sa proie de long en large, lui enseignant, comme il disait, « les choses qu’à la mer tout homme doit connaître, aveugle, ivre ou endormi ». Il n’y a guère de gréement sur une goélette de soixante-dix tonneaux avec un bout de mât de misaine, mais Long Jack avait le don de la clarté. Quand il voulait attirer l’attention de Harvey sur les drisses de pic, il incrustait ses phalanges dans la nuque du gamin et le forçait à fixer son regard l’espace d’une demi-minute. Il appuyait généralement sur la différence qui existe entre l’avant et l’arrière en frottant le nez de Harvey sur une certaine longueur du bout-dehors, et la direction de chaque cordage allait se graver dans l’esprit de l’enfant à l’aide du bout de ce cordage même.

Plus facile eût été la leçon si le pont eût été libre ; mais il semblait qu’il y eût place pour tout et n’importe quoi, sauf un homme. À l’avant le cabestan et son attirail, avec la chaîne et les câbles de chanvre, tous vous faisant désagréablement trébucher ; le tuyau de poêle du gaillard d’avant, et près du panneau les fascières où l’on conservait les foies de morue. Derrière, le gui de misaine et le capot du grand panneau prenaient tout l’espace que ne réclamaient pas les pompes et les parcs pour la toilette. Puis venaient les piles de doris attachées à des chevilles à boucles près du gaillard d’arrière ; le rouf, avec les baquets et un tas d’objets bizarres amarrés tout autour ; enfin, dans sa cornière, le gui de grand’ voile, de soixante pieds, partageant l’ensemble de toute sa longueur, forçant l’équipage à se baisser à tout moment.

Tom Platt, comme de juste, ne pouvait se tenir en dehors de l’affaire, et il intervenait avec d’interminables et inutiles descriptions de voiles et de mâture sur le vieil Ohio.

« Ne t’occupe pas de ce qu’il dit ; suis-moi bien, jeune innocent. Tom Platt, ce vieux sabot-ci n’est pas l’Ohio, et tu lui brouilles les idées à ce garçon.

— Il sera perdu pour toujours s’il commence sur un bachot de cette espèce, soutint Tom Platt. Laisse-lui l’occasion de se mettre au courant de quelques notions générales. La navigation à voiles est tout un art, Harvey, comme je te le montrerais si je te tenais sur la hune de misaine de l’…

— Je le sais. Tu vas le tuer à force de discours. Silence, Tom Platt ! Maintenant, après tout ce que j’ai dit, comment prendrais-tu un ris dans la misaine, Harvey ? Prends ton temps pour répondre.

— Je halerais cela en dedans, dit Harvey, en brandissant le doigt dans la direction du vent.

— Quoi ? L’Atlantique Nord ?

— Non, le gui. Puis, je passerais cette corde que vous m’avez montrée là derrière.

— En voilà une manière ! » s’exclama Tom Platt.

« Doucement ! Il est en train d’apprendre, et il n’a pas encore les vrais noms. Continue, Harvey.

— Oh ! c’est le palan de ris. Je crocherais la poulie au palan de ris, et alors je lâcherais.

— Amener la voile, enfant ! Amener ! dit Tom Platt avec l’angoisse d’un professionnel.