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CAPITAINES COURAGEUX

Troop se leva lentement du coffre où il était assis, et tendit une main longue de onze pouces.

« Je devinais que cela vous ferait des tas de bien ; et ça montre que je ne me suis pas trop trompé dans mes jugements. (Un éclat de rire étouffé parvint du pont à son oreille.) Je me trompe rarement dans mes jugements. »

La main de onze pouces se referma sur celle de Harvey, au point de l’engourdir jusqu’au coude.

« Nous donnerons un peu plus de nerf à cela avant de vous quitter, jeune homme ; et, quoi qu’il ait pu arriver, je n’en pense pas plus de mal de vous pour ça. Vous n’étiez pas tout à fait responsable. Faites bien votre affaire, et vous n’attraperez pas de mal.

— Vous voilà tout blanc, dit Dan, comme Harvey regagnait le pont.

— Je ne le sens pas, dit-il, rouge jusqu’au bout des oreilles.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire. J’ai entendu ce que papa a dit. Quand il reconnaît qu’il ne pense pas de mal d’un homme, c’est qu’il est en confiance. Il déteste aussi se tromper dans ses jugements. Oh ! mais, une fois que papa s’est fait une opinion, il abaisserait plutôt ses couleurs devant un Anglais que d’en changer. Je suis content que tout soit arrangé et que ça marche bien. Papa a raison quand il dit qu’il ne peut vous ramener. C’est toute notre vie que nous gagnons ici, à la pêche. Les hommes vont être de retour dans une demi-heure, aussi vite que des requins après une baleine morte.

— Pour quoi faire ? demanda Harvey.

— Souper, sans doute. Est-ce que votre estomac ne vous le dit pas ? Vous avez un tas à apprendre.

— Je le crois bien, dit Harvey d’un ton amer, en regardant l’embrouillement de cordages et de poulies au-dessus de sa tête.

— C’est un bijou, dit Dan avec enthousiasme, se méprenant sur la nature de son regard. Attendez voir que, notre grand’voile tendue, elle file vers la maison, avec tout son sel employé. En tout cas, il y a du turbin d’ici là. »

Il désigna les ténèbres du grand panneau ouvert entre les deux mâts.

« Pourquoi est-ce faire ? C’est tout vide, dit Harvey.

— Il faut que nous remplissions cela, vous, moi et quelques autres. C’est là que va le poisson.

— Vivant ? demanda Harvey ?

— Ma foi, non. Ils sont plutôt tant soit peu morts — et aplatis — et salés. Il y a trente tonnes de sel dans la soute ; et nous n’avons guère fait jusqu’alors que couvrir notre fardage[1].

— Mais où est le poisson ?

— Dans la mer, dit-on ; dans les bateaux, souhaite-on, répliqua Dan, citant un proverbe de pêcheur. Vous en aviez quarante avec vous quand vous êtes arrivé la nuit passée. »

Il désigna une sorte de parc en bois juste en face du gaillard d’arrière.

« Vous et moi, il faudra que nous inondions cela à flots quand ils n’y seront plus. Dieu veuille que nous ayons les parcs pleins ce soir ! Je l’ai vu enfoncer d’un pied sous le poids du poisson attendant le nettoyage, et nous restions debout aux tables jusqu’à ce que nous nous entaillions nous-mêmes au lieu d’elles, tant nous avions sommeil. Oui, les voilà qui reviennent.

Dan regarda par-dessus les pavois peu élevés une demi-douzaine de doris en train de nager vers eux sur la mer luisante et soyeuse.

« Je n’ai jamais vu la mer d’aussi bas, dit Harvey. C’est superbe. »

Le soleil descendu à l’horizon couvrait l’eau de pourpre et de rose, allumait des lumières d’or au dos des longues houles, et en pommelait les creux d’ombres bleues et vertes. Il semblait que chacune des goélettes en vue tirât à elle ses doris par d’invisibles fils, et les petites figurines noires dans les bateaux minuscules se courbaient sur les avirons comme des jouets mécaniques.

« Ils ont tapé dur, dit Dan entre ses yeux à demi fermés. Manuel n’aurait pas de place pour un poisson de plus. Il rase l’eau comme une feuille de nénuphar en eau dormante, pas vrai ?

— Lequel est Manuel ? Je me demande comment vous pouvez les reconnaître dans le lointain, comme vous faites.

— Le dernier bateau au sud. C’est lui qui vous a trouvé la nuit passée, dit Dan en brandissant le doigt. Manuel nage à la mode des Portugais ; vous ne pouvez pas le prendre pour un autre. À l’est de lui — il vaut cent fois mieux qu’il ne nage — se trouve Pensylvanie. Chargé de « saleratus »[2], à ce qu’on dirait. À l’est encore — regardez comme ils s’en viennent gentiment sur la même ligne — celui avec les épaules bossues, c’est Long Jack. C’est un homme du Galway[3] Au nord, plus loin là-bas — vous allez l’entendre se mettre à chanter dans un instant — c’est Tom Patt. Il a été matelot sur le vieux vaisseau l’Ohio, — le premier de notre flotte, dit-il, pour doubler le cap Horn. Il ne parle guère jamais d’autre chose, sauf quand il chante ; mais il a une veine épatante à la pêche. Là ! Qu’est-ce que je vous disais ?

Un mugissement mélodieux s’en vint

  1. Fardage : lit de fagots qu’on met à fond de cale pour garantir la marchandise de l’humidité.
  2. Le « saleratus » est une sorte de levain qu’on emploie en Amérique pour faire lever la pâte. C’est une matière fort lourde.
  3. Galway, province d’Irlande.