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blanche apparaissait sur l’argent mat du courant.

— La voilà qui vient, dit l’homme à mi-voix. Vivra-t-il encore deux heures ?

Et tirant de sa ceinture la montre qu’il venait de recevoir il en examina le cadran, comme il l’avait vu faire aux Anglais.

Durant deux heures la voile gonflée tira péniblement des bordées vers le haut et vers le bas du fleuve ; Tallantire serrait toujours Orde entre ses bras et Khoda Dad Khan lui réchauffait les pieds. À diverses reprises il parla encore du district et de sa femme, mais, à mesure que la fin approchait, plus fréquemment de cette dernière. Ses compagnons espéraient qu’il ne se rendait pas compte qu’elle était alors même en train de risquer sa vie pour venir le rejoindre. Mais la terrible prescience des mourants les déçut. Se dégageant, Orde se jeta en avant, regarda entre les rideaux, et vit combien la voile était proche.

— C’est Polly, dit-il d’une voix naturelle, bien qu’il eût la bouche desséchée par l’agonie. Polly et… la plus amère plaisanterie que l’on fît jamais à un homme. Dick… il faudra… que… vous lui… expliquiez…

Et une heure plus tard Tallantire accueillait sur la berge une femme en habit de cheval et chapeau de soleil qui lui réclamait en pleurant son mari — son cher petit et son bien-aimé — tandis que Khoda Dad Khan se cachait les yeux et se jetait dans le sable la face contre terre.