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pas que le camp entier soit à tirailler pendant le tour du cadran. Dites-lui plutôt d’aller canarder ses amis.

Ortheris réfléchit une minute. Puis, passant la tête sous la paroi de la tente, il cria comme crie un conducteur d’omnibus dans un embouteillement :

— Avance plus loin, là-bas ! Avance donc !

Les hommes se mirent à rire, et le vent emporta leurs rires jusqu’au déserteur. Celui-ci, comprenant son erreur, s’en alla un quart de lieue plus loin harceler son propre régiment. Il fut reçu à coups de fusil ; les Aurangabadis étaient très fâchés contre l’homme qui déshonorait leur drapeau.

— Allons, tout va bien…, dit Ortheris en rentrant sa tête après avoir entendu crépiter les sniders dans l’éloignement. Quand même, Dieu me pardonne, cet individu-là n’est pas digne de vivre… gâcher de la sorte mon premier sommeil.

— Allez donc le tirer dans la matinée, alors, répliqua le lieutenant inconsidérément. Silence dans les tentes, à cette heure. Il vous faut du repos, les gars.

Ortheris se recoucha en poussant un petit soupir d’aise, et au bout de deux minutes on n’entendit plus d’autre bruit que celui de la pluie sur la toile et les ronflements de Learoyd, puissants et vastes comme une force de la nature.

Le détachement campait sur une crête dénudée de l’Himalaya, et depuis une semaine il y attendait une colonne volante pour faire la liaison. Les rondes de nuit du déserteur et de ses amis étaient devenues un fléau.