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— Je vais vous le dire ! fit-il. Vous savez ce que je suis à présent. Mais je sais ce que je voulais être au début de mon service. Je vous l’ai déjà raconté maintes fois, et ce que j’ai omis, Dinah Shadd vous l’aura dit. Et qu’est-ce que je suis ? Oh ! sainte Marie Mère du ciel ! un vieil ivrogne, une indigne brute de simple soldat qui a vu tout le régiment se renouveler depuis le colonel jusqu’au petit tambour, non pas une fois ni deux, mais des douzaines de fois ! Oui, des douzaines de fois ! Et je ne suis pas plus près de recevoir de l’avancement qu’au début. Est-ce que je ne continue pas à vivre et à rester à l’abri du clou non par ma bonne conduite, mais par la bienveillance de quelque officier… un gamin jeune assez pour être mon fils ? Est-ce que je ne le sais pas ? Est-ce que je ne me rends pas compte des fois où à la revue on passe devant moi sans insister bien que je titube d’avoir bu et que je sois prêt à tomber tout d’une pièce, au point que même un enfant à la mamelle s’en apercevrait, parce qu’on dit : « Bah, ce n’est que ce vieux Mulvaney ! » Et dans la salle des rapports, quand on me fait grâce à cause d’une réponse habile et de la pitié du vieux, c’est-il avec le sourire que je m’éloigne et que je m’en retourne auprès de Dinah, m’efforçant de prendre le tout en plaisanterie ? Non certes. C’est l’enfer pour moi… un enfer secret d’un bout à l’autre ; et la fois suivante où l’accès revient je ne serai de nouveau pas plus sage. Le régiment a bien raison de voir en moi le meilleur soldat qu’il possède. Mais j’ai encore plus raison de me reconnaître pour le pire de ses