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voilà comment il se fait que je connais Hamlet. Eah ! Ce temps-là ! ce temps-là ! Avez-vous jamais eu dans votre vie un amusement interminable sans devoir le payer, monsieur ?

— Jamais sans devoir le payer, répondis-je.

— Voilà qui est franc. C’est dégoûtant quand on y pense ; mais c’est pareil qu’on soit cavalier ou fantassin. Mal à la tête si on boit, et mal au ventre si on mange trop, et mal au cœur par-dessus le marché. Parole, les brutes seules n’attrapent que la colique, et ce sont les gens les plus heureux.

Il laissa retomber la tête et regarda fixement dans le feu, tout en étirant sa moustache. De l’autre bout du bivouac, la voix de Corbet-Nolan, le lieutenant le plus âgé de la compagnie B, entonna une vieille chanson sentimentale fort en vogue, et les hommes psalmodièrent mélodieusement après lui :

La bise du nord soufflait glacée, elle déclina depuis cette heure,
Ma chère petite Catherine, ma douce petite Catherine,
Catherine, ma Catherine, Catherine O’Moore !

avec quarante-cinq o dans le dernier mot. Malgré la distance on aurait pu couper à la bêche le mol accent du sud de l’Irlande.

— Pour tous nos plaisirs il nous faut payer ; mais c’est parfois cruellement cher, murmura Mulvaney quand le refrain se fut tu.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dis-je doucement, car je savais que mon ami nourrissait un chagrin inconsolable.