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sais mieux que personne, moi ! Car moi aussi j’ai eu faim — non comme toi, vil bâtard, mais comme il peut arriver à tout honnête homme par le revers du sort et la volonté de Dieu.

S’échauffant, l’Émir se tourna vers ses nobles alignés et d’un coup de coude dégagea la poignée de son sabre.

— Vous avez entendu ce fils du mensonge ? Écoutez-moi maintenant vous raconter une histoire véridique. Moi aussi j’ai eu faim jadis, et j’ai resserré ma ceinture jusqu’au dernier cran. Et je n’étais pas seul, car avec moi il y en avait un autre, qui ne m’abandonna pas dans les mauvais jours, quand j’étais traqué, avant de monter sur ce trône. Et je rôdais comme un chien sans maître aux environs de Candahar, tandis que mon argent fondait, fondait, tant et si bien… (Il présenta sa paume nue à l’assistance.) Et marchant des jours, affaibli et malade, je retournai auprès de celui qui m’attendait, et Dieu sait comment nous vécûmes, jusqu’au jour où je pris notre meilleur lihaf[1]… un lihaf de soie, beau travail de l’Iran, tel qu’aucune aiguille n’en fait plus aujourd’hui, chaud et qui nous servait de couverture pour deux, et qui était notre dernier bien. Je le montrai dans une ruelle à un usurier, et lui demandai de me prêter trois roupies sur ce gage. Il me répondit, à moi qui suis maintenant le roi : « Tu es un voleur. Cet objet en vaut trois cents. — Je ne suis pas un voleur, repris-je, mais un

  1. Couvre-lit, couverture.