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dire : Pourquoi aimer, s’il faut se quitter tout à l’heure. Qu’est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s’ils ne peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons ?…

Oh ! maître poète ! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée d’une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui l’avais découvert à quelques peintres et à quelques naturalistes qui s’y étaient aventurés sur ma parole et ne m’en savaient pas mauvais gré. Eux et moi nous le possédions par les yeux et par le cœur, ce qui est la seule possession des choses belles et pures. Moi, j’avais un trésor de vie, l’espoir, l’espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer les yeux, l’illusion de compter qu’en les aimant beaucoup, je leur assurerai une longue carrière. Et, à présent, j’ai les bras croisés comme, au lendemain d’un désastre, on voit les ouvriers découragés se demander si c’est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur une pierre qui toujours tremble et s’entr’ouvre pour démolir et dévorer.

À présent je suis oisif et dépouillé jusqu’au fond de l’âme. Non, George Sand n’a plus la Gargilesse ; il n’a plus l’Anio, qu’il a possédé aussi autrefois tout un jour, et qu’il avait emporté tout mugissant et tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de phis dans un écrin de prédilection. Il n’a plus rien, le voyageur ! Il ne veut pas qu’on l’appelle poète, il ne voit plus que du brouillard, il n’a plus de prairies embaumées dans ses visions, il n’a plus de chants d’oiseaux dans ses oreilles, le soleil ne lui parle plus ; la nature qu’il aimait tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Xe l’appelez pas artiste, il ne sait plus s’il l’a jamais été. Dites-lui ami, comme on dit aux malheureux qui s’arrêtent épuisés, et que l’on engage à marcher encore, tout en plaignant leur peine.

Marcher ! oui, on sait bien qu’il le faut, et que la vie traîne celui qui ne s’aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et bienfaisants, la peine de vous porter ? N’ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd ? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche, je vis dans mon milieu sombre et muet comme si rien n’était changé. Et, au fait, il n’y a rien de changé que moi ; la vie a suivi autour de moi son com-s inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n’y a d’étrange en ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire ? pour chanter, cigale humaine, l’hiver comme l’été.

Chanter ! Quoi donc chanter ? La bise et la brume, les feuilles qui tombent, le vent qui pleure ? J’avais une voix heureuse qui murmurait dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle