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passe ton goût d’artiste, c’est ton droit, et je ne dispute pas arec ceux qui ont leur puissance (une véritable puissance) dans leur point de vue. Je serais bien fâchée de les ébranler, si je le pouvais, et, comme je ne le peux pas, mes notions et mes instincts, cà moi, sont le droit de ma thèse, sans aucun danger ni dommage pour ceux qui sont forts avec la thèse contraire.

Quant à ce que je devais dire sur les martyrs de la cause, je l’ai dit ; mais cela doit rester dans le tiroir jusqu’à nouvel ordre. Tu crois donc que l’on est libre de dire quelque chose ? Je te trouve beau, toi, avec tes mains dans tes poches, sur le pavé de Bruxelles ! J’ai essayé, au dernier chapitre du roman, de faire pressentir quelque chose de ma pensée ; mais il n’est pas dit encore que cela passe.

Trois lignes sur Lamennais ont été coupées à propos des capucins de Frascati, chez lesquels il avait demeuré, et pourtant la Presse fait son possible pour laisser vivre le rédacteur ; ma ! nous sommes dans le royaume de la mort !

Donc, puisque l’on ne peut parler de ce qui, à Rome, est muet, paralysé, invisible, il faut éreinter Rome, ce que l’on en voit, ce que l’on y cultive, la saleté, la paresse, l’infamie. Il ne faut faire grâce à rien, pas même aux monuments qui consolent les stupides touristes, faux artistes sans entrailles, sans réflexion, sans cœur, qui vous disent : « Qu’est-ce que ça fait, les prêtres et les mendiants ? ça a du caractère, c’est en harmonie avec les ruines, on est très heureux ici, on admire la pierre, on oublie les hommes. »

Eh bien non, je ne veux rien admirer, rien aimer, rien tolérer dans le royaume de Sat^n, dans cette vieille caverne de brigands. Je veux cracher sur le peuple qui s’agenouille devant les cardinaux. Puisque c’est le seul peuple dont il soit permis de parler, parlons-en ! celui dont on ne parle pas est hors de cause. Si quelqu’un prend, grâce à moi, Rome, telle qu’elle est aujourd’hui, en honneur et en dégoût, j’aurai fait quelque chose. J’en dirais bien autant de nous, si on me laissait faire ; mais on a les mains liées, et je n’insiste jamais, pour que d’autres s’exposent à ma place.

Et puis, d’ailleurs, nous autres Français, nous ne sommes jamais si laids qu’un peuple dévot et paresseux. Nous nous trompons, nous nous grisons, nous devenons fous. Mais pourrait-on, faire de nous ce que l’on a fait de Rome ? Chi lo sa ? peut-être ! Mais nous n’y sommes pas.

Il est donc bon de dire ce qu’on devient quand on retombe sous la soutane, et j’ai très bien fait de le dire à tout prix. Cela doit fâcher des cœurs italiens ; s’ils réfléchissent, ils doivent m’approuver[1].

  1. Corresp., vol. IV, p. 97-99.