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ma vingt-quatrième année révolue. Jusque là, mon existence errante m’avait plu sans réserve, mais je fis cette réflexion, qu’elle ne pouvait pas durer toujours, vu que la beauté n’est pas éternelle. Elle ne m’avait servi qu’à apparaître, il était temps qu’elle me servît à rester sur l’horizon, cette beauté, puissance indispensable dont je n’avais pas encore bien mesuré la portée ; je calculais froidement ses chances ; je me dis qu’elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu’elle devait inévitablement décroître ensuite. Il fallait donc qu’à trente ans ma vie fût fixée et mon but saisi.

Ce but normal et logique pour moi, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas le plaisir ; c’est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires : c’est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît : l’éclat.

Vous voyez que je suis d’accord avec mon passé. J’ai toujours cherché et produit l’éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le procure et l’assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s’appliqueront désormais à le rechercher, et, quand je l’aurai trouvé, je suis sûre de m’emparer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me laisser charmer ; j’ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation première. J’ai étudié ; j’ai de l’érudition, de la science politique ; je sais l’histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je connais toutes les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes les ambitions. Je connais tous les hommes marquants, toutes les femmes puissantes du passé et du présent. J’ai pris à tous leur mesure exacte, je n’en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi utile à un souverain que je peux l’être aujourd’hui à une femme qui me demanderait conseil sur sa toilette. J’ai l’air d’attacher une grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des préoccupations sérieuses qui m’absorbent, on le saura plus tard, quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse… ou président d’une république, car je sais bien que les peuples s’agitent et veulent du nouveau ; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, présidente aujourd’hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d’être souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant dans le monde, en jouer un éclatant dans l’histoire. Je ne veux pas disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma beauté ; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît toujours belle, puisqu’on éblouit, avec une couronne. Je veux connaître les grandes