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n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu, au contraire, le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste.

Dans sa lettre du 14 décembre, déjà citée en partie, George Sand disait à Mme Marliani :

… Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée, qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre, quand le cœur vit ?

Donc, au milieu de toutes ces angoisses, de ces éléments déchaînés, de cette populace inhospitalière, la petite colonie sut mener une existence active et paisible. Ces jours d’isolement, loin de toutes relations, dans un site romantique, furent même les jours les plus heureux de leur vie commune.

Le matin, Mme Sand vaquait à son ménage et donnait des leçons à ses enfants, pendant sept heures consécutives. Puis on faisait de grandes promenades. Par le mauvais temps et le soir tout le monde se rassemblait au coin du feu, on causait, ou bien on lisait, à haute voix ou séparément, les écrits les plus récents de Leroux ou de Reynaud, de Mickiewicz ou de Lamennais. Enfin, Chopin jouait ou composait à son piano, et George Sand travaillait au remaniement de sa Lélia, à la fin de Spiridion et à l’article sur les Dziady de Mickiewicz, et souvent son travail se prolongeait bien avant dans la nuit.

… Cette demeure était d’une poésie incomparable, écrit-elle, le 8 mars 1839, à Rollinat, nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait notre travail ; après deux mois d’attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de sa cellule s’enchantaient de ses mélodies… Moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête[1] (la bonne fille que j’embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je

  1. Sobriquet de Marie-Louise Rollinat, sœur de François, qui fut la préceptrice de Solange en 1837 et au commencement de 1838.