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tout le linge de la maison employé par eux, comme infecté. La situation était critique. Heureusement, le consul de France voulut bien héberger et réchauffer chez lui nos pauvres colons. Puis ils se décidèrent à se transférer à la Valdemosa, après avoir acheté à des émigrés espagnols, qui la quittaient au bout d’un long séjour, tout leur mobilier pour mille francs. Il ne fallait que choisir un temps moins horrible pour se hasarder en route.

C’est le 15 décembre, par une journée fraîche et ensoleillée, chose rare en cette saison à Majorque, que George Sand avec sa famille put prendre le chemin de la chartreuse. Quoique Valdemosa ne se trouve qu’à trois lieues de la ville, il n’était pas facile d’y arriver. À cette époque il n’y avait que peu de routes praticables à Majorque, le cocher allait droit devant lui, sans se soucier des pierres, des torrents et des précipices, et ce n’est que les parois fortement capitonnés du véhicule majorquin qui préservèrent nos voyageurs des « bleus » et des coups. La dernière partie de la route dut même être faite à pied, car aucun birloco (équipage indigène) ne peut gravir le sentier pavé qui mène à la chartreuse.

Toutefois les sites qui se déroulaient de la route étaient si merveilleux qu’ils s’imposaient à tout jamais à la mémoire. George Sand s’extasie surtout à propos d’un détour de ce chemin pierreux, serpentant au bord des précipices où les torrents invisibles mugissent sous des rideaux splendides de verdure, et côtoyant des rochers boisés de chênes, de cyprès et d’oliviers :

… Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces rochers fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose… [1].

  1. Un hiver à Majorque, p. 105.