Il y a donc quelque espoir que le piano passera l’hiver dans le port, car en hiver personne ici ne bougera. L’idée de le recevoir juste au moment de mon départ est très divertissante, car, outre les cinq cents francs à payer pour le transport et la douane, j’aurai encore le plaisir de le réemballer et le faire repartir. Et en attendant, mes manuscrits sommeillent, tandis que moi, je ne puis dormir et que, couvert de cataplasmes et toussant, j’attends avec impatience le printemps ou autre chose. Demain, je me transporte dans le ravissant couvent de Valdemosa. Je pourrai vivre, songer et écrire dans la cellule de quelque vieux moine qui avait peut-être plus de feu dans l’âme, mais qui, faute d’en user, dut le cacher et l’étouffer. J’espère te faire bientôt expédier mes Préludes et la Ballade. Va chez Léo, mais ne lui dis pas que je suis malade, car il aurait peur pour lui-même et pour ses mille francs. Salue affectueusement Pleyel et Jeannot…
À cette même date du 14 décembre George Sand décrit ainsi à Mme Marliani l’état de santé de Chopin, dans un passage omis de la lettre imprimée dans la Correspondance à la page 114. (Nous donnons d’abord les quelques lignes imprimées qui précèdent) :
… Le paquebot est censé partir toutes les semaines, mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste[1].
Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz Ta reçu. J’ignore s’il le recevra.
Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui faire parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la fureur, dans le désespoir. Spiridion doit être interrompu depuis un siècle, à cela je ne puis rien[2]. J’ai pesté contre le pays, contre