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tribution son esprit d’invention et s’arranger un peu à la Robinson Crusoé.

Au début tous ces contretemps et toutes ces tracasseries insipides n’effrayèrent point les voyageurs. La maison, connue dans le pays sous le nom de Son Vent (maison du vent), était située dans une vallée ravissante, au pied des montagnes, la vue s’ouvrant sur une pente douce, boisée d’orangers, d’amandiers, et de grenadiers, sur la pittoresque ville de Palma, au loin, avec ses murs jaunes, sa cathédrale, son hôtel de ville et sa Bourse, et enfin, à l’horizon, comme une bande étincelante, — la mer. Le temps était merveilleux, tout estival, en novembre ; le ciel éclatant de couleur et sans nuages ; les fleurs et les arbres embaumaient. Une empreinte de l’inaccoutumé, de singulier semblait répandue partout : l’architecture demi-mauresque, les costumes pleins de caractère des habitants, les sons des guitares, les chansons demi-espagnoles, demi-arabes résonnant de tous côtés, — tout ravissait les deux artistes. Les premières lettres de George Sand et de Chopin, datées de Majorque, respirent une belle humeur allègre, une joie exultante. C’est ainsi que Chopin écrit à Jules Fontana[1], le 15 novembre 1838 :

Mon cher ami, je me trouve à Palma, sous des palmes, des cèdres, des cactus, des aloès, des orangers, des citronniers, des figuiers et des grenadiers, que le Jardin des Plantes ne possède que grâce à ses poêles. Le ciel est en turquoise, la mer en lapis-lazuli, les montagnes en émeraudes. L’air ? — L’air est juste comme au ciel. Le jour, il y a du soleil, tout le monde s’habille comme en été, et il fait chaud ; la nuit, des chants et des guitares pendant des heures entières. D’énormes balcons d’où les pampres retombent, des murs datant des Arabes… La ville,

  1. Jules Fontana, l’un des plus intimes amis du grand musicien polonais, naquit en 1810, fit ses études musicales sous la direction de Joseph Elsner au Conservatoire de Varsovie en même temps que Chopin, prit part à la révolution de Varsovie, à la suite de laquelle il dut émigrer ; puis il vécut à Paris et à Londres, gagnant sa vie à donner des leçons de musique, il se laissa aussi entendre comme virtuose dans quelques concerts. En 1841, il passa en Amérique, séjourna d’abord à la Havane, où il épousa une riche créole, puis à New-York. Il revint en Europe vers la fin de sa vie, perdit sa femme, se ruina, devint tout à fait sourd, et mourut à Paris, en 1870, dans la misère la plus complète. On dit qu’il se tua dans un accès de désespoir.