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Si, malgré l’attention et la conscience que j’y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu’il aborde, ne t’en prends qu’à l’impuissance de ma traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous, ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j’essayerai de n’en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d’aujourd’hui, ne se piquait pas d’employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour lui-même.

Cette explication aussi laborieuse et détaillée de la raison d’être et de la légitimité d’un procédé littéraire serait inutile de nos jours. Ce procédé est reconnu par tout le monde comme obligatoire pour chaque auteur désireux que ses personnages soient en accord avec leur naturel. Au contraire on reproche souvent à George Sand d’y avoir manqué, « en faisant parler à tous ses personnages le même langage idéalisé et littéraire, sans couleur locale ni caractère individuel ». George Sand était donc en avance sur son temps et le goût de ses contemporains : sa manière, qui semble idéalisée de nos jours, était réaliste alors.

C’est justement parce que George Sand sut garder durant tout le roman la plus parfaite homogénéité du langage et du ton populaire qu’elle atteignit ce qu’on appelle dans les règles de l’art poétique « la fidélité du type artistique » : ce que Rollinat exigeait d’elle. L’auteur n’apparaît point derrière cet Étienne ou Tiennet, parfait Berrichon et individu très particulier en même temps. C’est un brave gars simple, pas trop éveillé, mais un peu rusé et nullement sot ; bien qu’il n’ait pas la langue trop déliée, il ne manque pas d’esprit et sait être railleur ; il est retenu, posé, un peu superstitieux et pourtant prêt à se battre avec le diable en personne quand il s’agit d’obliger ses amis ; il est pratique, laborieux, mais il ne se refuse point une réjouissance « honnête » au cabaret du village. Mais surtout c’est un cœur pur et généreux, sachant aimer simplement et patiemment, ne faisant point souffrir de sa jalousie ni son premier amour, sa jolie cousine Brulette (lorsqu’elle donne toutes ses préférences à l’ami de son enfance Joseph), ni sa