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ma vive sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans l’expression des sentiments, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeules-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent, en effet, ces locutions que le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et d’évidence ? Serait-il impossible d’exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous, les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait eu recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes qui ne veulent prêter l’oreille à aucune objection me répondent sans doute que le langage villageois était une nécessité dans Claudie, aussi bien que dans le Champi, puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit pas la valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la vérité absolue qu’on prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le patois berrichon ? Le principe une fois posé, que l’on prenne la peine d’en déduire les conséquences au nom de la vérité absolue ; nous pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres conçues dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la naïveté de la pensée ; c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment dans Claudie qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon…[1].

Mais George Sand ne se laissa point intimider par ces reproches : ne changea point sa manière, elle ne fit que la renforcer en toute conscience. En 1853, parut encore un roman champêtre, les Maîtres sonneurs ; si ce roman est imparfait sous le rapport de la charpente et de la donnée générale, si une certaine prolixité le rend inférieur au Champi, à la Fadette, et surtout à la Mare au Diable, l’auteur a atteint la perfection en ce sens qu’il

  1. Gustave Planche, Nouveaux portraits littéraires, t. II. (Paris, Amyot, 1854.)