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La grande question sur l’amour est donc encore soulevée en moi ! Pas d’amour sans fidélité, disais-je, il y a deux mois, et il est bien certain, hélas ! que je n’ai plus senti la même tendresse pour ce pauvre M[allefille] en le retrouvant. Il est certain que depuis qu’il est retourné à Paris (vous devez l’avoir vu), au lieu d’attendre son retour avec impatience et d’être triste loin de lui, je souffre moins et respire plus à l’aise. Si je croyais que la vue fréquente de C[hopin] dût augmenter ce refroidissement, je sens qu’il y aurait pour moi devoir à m’en abstenir.

Voilà où je voulais [en] venir, c’est à vous de parler de cette question de possession, qui constitue dans certains esprits toute la question de fidélité. Ceci est, je crois, une idée fausse ; on peut-être plus ou moins infidèle, mais quand on a laissé envahir son âme et accordé la plus simple caresse, avec le sentiment de l’amour, l’infidélité est déjà consommée, et le reste est moins grave ; car qui a perdu le cœur a tout perdu. Il vaudrait mieux perdre le corps et garder l’âme tout entière. Ainsi, en principe, je crois qu’une consécration complète du nouveau lien n’aggrave pas beaucoup la faute ; mais, en fait, il est possible que l’attachement devienne plus humain, plus violent, plus dominant, après la possession. C’est même probable, c’est même certain. Voilà pourquoi, quand on veut vivre ensemble, il ne faut pas faire outrage à la nature et à la vérité, en reculant devant une union complète ; mais quand on est forcé de vivre séparés, sans doute il est de la prudence, par conséquent il est du devoir et de la vraie vertu (qui est le sacrifice) de s’abstenir. Je n’avais pas encore réfléchi à cela sérieusement et, s’il l’eût demandé à Paris, j’aurais cédé, par suite de cette droiture naturelle qui me fait haïr les précautions, les restrictions, les distinctions fausses et les subtilités, de quelque genre qu’elles soient. Mais votre lettre me fait penser à couler à fond cette résolution-là. Puis, ce que j’ai éprouvé de trouble et de tristesse en retrouvant les caresses de M[allefille], ce qu’il m’a fallu de courage pour le cacher, m’est aussi un avertissement. Je suivrai donc votre conseil, cher ami. Puisse ce sacrifice être une sorte d’expiation de l’espèce de parjure que j’ai commis.

Je dis sacrifice, parce qu’il me sera peut-être pénible de voir souffrir cet ange. Il a eu jusqu’ici beaucoup de force ; mais je ne suis pas un enfant. Je voyais bien que la passion humaine faisait en lui des progrès rapides et qu’il était temps de nous séparer. Voilà pourquoi, la nuit qui a précédé mon départ, je n’ai pas voulu rester avec lui et je vous ai presque renvoyés.

Et puisque je vous dis tout, je veux vous dire qu’une seule chose en lui m’a déplu ; c’est qu’il avait eu lui-même de mauvaises raisons pour s’abstenir. Jusque-là, je trouvais beau qu’il s’abstînt par respect