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comme une Italie, qu’on va voir, où l’on se plaît aux jours du printemps, mais où l’on ne reste pas, parce qu’il y a plus de soleil que de lits et de tables, et que le confortable de la vie est ailleurs. Pauvre Italie ! Tout le monde y songe, la désire ou la regrette ; personne n’y peut demeurer, parce qu’elle est malheureuse et ne saurait donner le bonheur qu’elle n’a pas. Il y a une dernière supposition qu’il est bon que je vous dise. Il serait possible qu’il n’aimât plus du tout l’amie d’enfance et qu’il eût une répugnance réelle pour un lien à contracter, mais que le sentiment du devoir, l’honneur d’une famille, que sais-je ? lui commandassent un rigoureux sacrifice de lui-même. Dans ce cas-là, mon ami, soyez son bon ange ; moi, je ne puis guère m’en mêler ; mais vous le devez ; sauvez-le des arrêts trop sévères de sa conscience, sauvez-le de sa propre vertu, empêchez-le à tout prix de s’immoler, car dans ces sortes de choses (s’il s’agit d’un mariage ou de ces unions qui, sans avoir la même publicité, ont la même force d’engagement et la même durée), dans ces sortes de choses, dis-je, le sacrifice de celui qui donne son avenir n’est pas en raison de ce qu’il a reçu dans le passé. Le passé est une chose appréciable et limitée ; l’avenir, c’est l’infini, parce que c’est l’inconnu. L’être qui, en retour d’une certaine somme connue de dévouement, exige le dévouement de toute une vie future, demande une chose inique, et si celui à qui on le demande est bien embarrassé pour défendre ses droits en satisfaisant à la générosité et à l’équité, c’est à l’amitié qu’il appartient de le sauver et d’être juge absolu de ses droits et de ses devoirs. Soyez ferme à cet égard, et soyez sûr que moi qui déteste les séducteurs, moi qui prends toujours parti pour les femmes outragées ou trompées, moi qu’on croit l’avocat de mon sexe et qui me pique de l’être, quand il faut, j’ai cependant rompu de mon autorité de sœur et de mère et d’amie plus d’un engagement de ce genre. J’ai toujours condamné la femme quand elle voulait être heureuse au prix du bonheur de l’homme ; j’ai toujours absous l’homme quand on lui demandait plus qu’il n’est donné à la liberté et à la dignité humaine d’engager. Un serment d’amour et de fidélité est un crime ou une lâcheté, quand la bouche prononce ce que le cœur désavoue, et on peut tout exiger d’un homme, excepté une lâcheté et un crime. Hors ce cas-là, mon ami, c’est-à-dire hors le cas où il voudrait accomplir un sacrifice trop rude, je pense qu’il faut ne pas combattre ses idées, et ne pas violenter ses instincts. Si son cœur peut, comme le mien, contenir deux amours bien différents, l’un qui est pour ainsi dire le corps de la vie, l’autre qui en sera l’âme, ce sera le mieux, parce que notre situation sera à l’avenant de nos sentiments et de nos pensées. De même qu’on n’est pas tous les jours sublime, on n’est pas tous les jours heureux. Nous ne nous verrons pas tous les jours, nous ne posséderons pas tous les