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Calder House, Mid Calder. Écosse
(12 milles d’Edimbourg, si cela peut te faire plaisir).
18 août 1848.

Ma chère vie ! Si je me sentais mieux, je serais allé demain à Londres pour t’embrasser. Peut-être qu’il ne nous arrivera pas de longtemps de nous revoir. Nous sommes, toi et moi, comme deux vieilles vielles sur lesquelles le temps et les circonstances ont joué leurs malheureux petits trilles. Oui, deux vieilles vielles, quoique tu voulusses refuser d’être compris dans ce nombre, c’est-à-dire parmi les vieilles. Mais ni la beauté ni la vertu n’en auraient point souffert. La table d’harmonie est excellente, ce ne sont que les cordes qui ont sauté et quelques chevilles n’y sont plus. Le seul malheur consiste en ce que nous sortons de l’atelier d’un maître célèbre, quelque Stradivarius sui generis, qui n’est plus là pour nous raccommoder ; des mains inhabiles ne savent pas tirer de nous de sons nouveaux et nous refoulons au fond de nous-mêmes tout ce que personne ne peut en tirer, faute d’un luthier. Je suis tout prêt à crever[1] et toi, tu dois devenir toujours plus chauve et vas te pencher sur ma pierre tumulaire comme les saules, — te souviens-tu ? — qui montrent leur front chauve. Je ne sais pourquoi feu Jean et Antoine sont toujours présents à ma pensée, et Witwicki, et Sobanski… ceux dont l’harmonie était la plus rapprochée de la mienne, sont aussi morts pour moi[2]. Même Ennicke, notre meilleur accordeur, s’est noyé, et c’est pour cela que je n’ai dans tout l’univers point de piano qui soit accordé à mon gré. Moos est aussi mort et personne ne me confectionne plus d’aussi commode chaussure. Si encore cinq ou six s’en vont vers les portes de saint Pierre, alors adieu, ma vie si confortable ! Ma bonne mère et mes sœurs sont, grâce à Dieu, vivantes, mais le choléra !… Le bon Titus aussi ! Toi je te compte, comme tu vois, parmi mes plus anciens souvenirs, et moi parmi les tiens, parce que tu dois être plus jeune que moi. (Comme cela importe beaucoup à présent, qui de nous deux est plus âgé de deux heures que l’autre ?) Je te jure que j’aurais même consenti à être bien plus jeune que toi, afin de pouvoir t’embrasser au passage. Que la fièvre jaune ne se soit point emparée de toi et la jaunisse de moi, c’est une chose incompréhensible, parce que tous les deux nous avons eu affaire à ces deux jaunes (d’œuf). Je t’écris des bêtises, parce qu’il n’y a rien de spirituel dans ma cervelle. Je végète, j’attends l’hiver

  1. Phrase écrite en français par Chopin ; toute la lettre est en polonais.
  2. C’est nous qui soulignons.