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moi la cause de bien grands chagrins. Ses tuteurs me la disputaient, et j’avais de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclusivement. Devenue majeure, elle ne voulait pas s’éloigner de moi. Ce fut la cause d’une lutte ignoble et d’un chantage infâme de la part de gens que je ne nommerai pas. On me menaça de libelles atroces si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles, immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se chargea d’interdire. Ce ne fut point là le point douloureux du martyre que je subissais pour cette noble et pure enfant : la calomnie s’acharna après elle par contre-coup et, pour la protéger envers et contre tous, je dus plus d’une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affections…

Mais voici ce qui reste incompréhensible, ce qui est étroitement lié aux dernières phrases de ce passage nous chagrine profondément, montre combien les « méchants cœurs « avaient eu d’influence, et ce qui ne peut être expliqué que par la passion malheureuse et maladive, dénaturée par la maladie, par cet amour changé en haine. — C’est que Chopin, qui, douze mois plus tôt, déjà séparé de Mme Sand, savait si délicatement et avec une retenue de si bon goût faire comprendre aux époux Viardot son rôle entre la mère et la fille, également malheureuses toutes les deux, que ce tendre, ce sensitif, ce raffiné Chopin, tout en appelant « une indignité » l’acte de Brault à l’égard de sa fille, ne fut nullement indigné par ce que ce même Brault écrivit sur Mme Sand ! Bien plus, il appela vérité la calomnie propagée par Solange sur sa mère, sur son frère et sa cousine ; il dit « qu’il y avait depuis longtemps vu clair » ; que « Solange l’avait vu aussi et que c’est pour cela qu’elle avait gêné tout le monde à Nohant », etc.[1].

Il est évident que le silence de George Sand lors des fiançailles de Solange, silence injustifiable, avait détruit la confiance de Chopin : sa jalouse susceptibilité l’entraîna aux plus fantastiques suppositions. Un amour malheureux, le chagrin d’avoir perdu une amie de si longue date, les souffrances d’une maladie mortelle, obscurcirent l’esprit éclairé et l’âme sensi-

  1. V. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 67-69.