Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/639

Cette page n’a pas encore été corrigée

pauvre fille, en de certains moments et tu ne sais alors ni ce que tu penses, ni ce que tu dis. Tu étais dans un de ces moments-là en m’écrivant le paradoxe étrange qui est dans ta lettre. Non, des femmes de cœur et de jugement ne succombent jamais à F attrait du vice. Car le vice n’a d’attraits et de séductions que pour celles qui sont sans jugement et sans cœur. Voilà la question jugée par elle-même, par les propres termes où tu la poses. Si tu dis souvent de pareilles stupidités, je ne m’étonne pas que tu aies fait péter la cervelle de Clésinger. Une mère les lit avec pitié, mais un mari ne doit pas les entendre sans fureur ou sans désespoir.

Vraiment tu trouves difficile d’être pauvre, isolée et de ne pas tomber dans le vice ? Tu as bien de la peine à te tenir debout, parce que tu es depuis vingt-quatre heures entre quatre murs et que tu entends rire les femmes et galoper les chevaux au dehors ? Que malheur ! comme dit Maurice. Le vrai malheur, c’est d’avoir une cervelle où peut entrer le raisonnement que tu fais : Il me faut du bonheur ou du vice. Depuis quand donc le manque du bonheur est-il un prétexte au manque de dignité ? Dans quel code de morale et de religion chinoise ou sauvage as-tu donc lu que l’être humain n’avait pas de choix entre la souffrance et la honte, et qu’il n’y avait aucune consolation à souffrir sans s’abaisser ? Existe-t-il sur la terre une créature si précieuse, si différente des autres, si excellente à ses propres yeux qu’elle puisse dire : « Mon droit au bonheur est tel que si on ne le satisfait pas, je le satisferai par tous les moyens ? » Ne dis donc plus de pareilles bêtises, je ne veux pas, moi, les prendre au sérieux, comme ton fou de mari que tu as plus souvent regardé comme un niais que redouté comme un tyran. Je ne donne pas dans ces bourdes-là, Essaies-en donc un peu du vice et de la prostitution, je t’en défie bien, moi ! Tu ne passeras pas seulement le seuil de la porte pour aller chercher du luxe dans l’oubli de ta fierté naturelle. Or, le suicide moral est comme le suicide physique. Quand on n’en a pas la moindre envie, il ne faut en faire la menace à personne, pas plus à sa mère qu’à son mari. Ce n’est pas d’ailleurs si facile que tu crois de se déshonorer. Il faut être plus extraordinairement belle et spirituelle que tu ne l’es pour être poursuivie ou seulement recherchée par les acheteurs. Ou bien il faut être plus rouée, se faire désirer, feindre la passion ou le libertinage et toutes sortes de belles choses dont, Dieu merci, tu ne sais pas le premier mot ! Les hommes qui ont de l’argent veulent des femmes qui sachent le gagner, et cette science te soulèverait le cœur d’un tel dégoût que les pourparlers ne seraient pas longs. Abstiens-toi donc à jamais de ces bravades, de ces aspirations et de ces regrets. Tu en parles comme une aveugle des couleurs. Tu seras fière et honnête malgré toi, il faut en prendre ton parti et ne pas croire qu’il y ait même grand mérite à cela. Tu as de véritables