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très facile de voir que tu ne l’as jamais aimé ; c’est triste. Il faut que tout ce qui t’aime se résigne à être à peine toléré. Tu n’aimes pas ! Tu ne sens pas ton vrai malheur, mais il se traduit par l’ennui de l’âme et par l’isolement, et tu te plains de ceux qui t’abandonnent, sans comprendre que tu as repoussé ou blessé tout le monde.

Il te faudrait, pour te consoler, de l’argent, beaucoup d’argent. Dans le luxe, dans la paresse, dans l’étourdissement tu oublierais le vide de ton cœur. Mais pour te donner ce qu’il te faudrait, il me faudrait moi travailler le double, c’est-à-dire mourir dans six mois, car le travail que je fais excède déjà mes forces. Si je mourais dans six mois, tu ne serais pas longtemps riche, donc cela ne servirait à rien, car mon héritage ne vous fera pas riches du tout, ton frère et toi. D’ailleurs, si je pouvais travailler le double et durer quelques années encore, est-il bien prouvé que mon devoir envers toi soit de me créer cette vie de galérien, de me faire cheval de pressoir pour te procurer du luxe et du plaisir ? Non, cela ne m’est pas démontré, et tu me permettras de croire que ce n’est pas seulement la crainte de déranger mes petites aises, comme tu dis si bien, qui m’empêche de consommer ce suicide stupide et monstrueux à envisager, ne fût-ce qu’aux yeux de Maurice, c’est ce sentiment de devoir plus sérieux et plus vrai, car ayant échoué dans celui de te rendre heureuse et raisonnable, celui de t’amuser devient tout à fait contraire à mes autres devoirs en ce monde.

Donc, résume ma situation financière et la tienne. Nous avons pour trois sept mille francs de rente. Le reste sort de mon cerveau, de mes veilles, de mon sang brûlé et de mes nerfs tendus et malades. Je te donnerai le plus que je pourrai. La maison sera tienne tant que tu n’y mettras pas le trouble par des folies ou le désespoir par des méchancetés. Je garderai, j’élèverai ta fille tant que tu voudras, mais je ne m’affecterai pas des plaintes inutiles sur la gêne et les privations qu’il te faudra subir à Paris. Je ne m’en fâcherai pas, tout en les comprenant fort bien ; mais j’ai pris mon parti sur des choses sans remède, on ne rudoie que tant qu’on espère amender, je sais très bien qu’à tes yeux je serai toujours la cause de tes maux. Je ne serai pas assez riche, je ne serai pas assez grande dame, ou bien je me permettrai trop de charités, je ne priverai pas assez Maurice, V enfant chéri, pour orner ta vie de chevaux et de toilettes. J’aurai peut-être l’infamie d’aimer et d’estimer Augustine et de l’avoir chez moi aux vacances. Tous ces torts-là je les aurai, n’en doute pas. Tu me les reprocheras directement ou indirectement, j’y compte. Tu trouveras toujours quelques confidentes plus ou moins Rosières pour faire circuler, dans un certain monde de cancans où j’ai des ennemis, parce que ma droiture y écrase bien des pécores, que tu es une victime de mon abandon,