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fou. Solange est sans entrailles. Tous les deux ont une absence de moralité dans les principes qui les rend capables de tout, dans certains moments. Tu as vu, il s’en est fallu de peu que Clésinger ne te casse la tête d’un coup de marteau ici. Solange souriait et n’a pas versé une larme, quand cet homme en démence m’a frappée. Ils ont tout intérêt à ce que tu n’existes pas, et pour eux, l’intérêt avant tout. Une atroce jalousie a toujours dévoré le cœur de Solange. Ils te recherchent. Clésinger s’attache à tes pas. Un de ces matins qu’il aura bu du rhum et qu’il se verra sans argent, il aura un accès de fureur, il te cherchera querelle. Ou bien il leur passera par la tête je ne sais quelle idée bizarre, monstrueuse, et il ne faut qu’un moment pour la mettre à exécution. Vas-y avec une extrême prudence, et encore une fois n’y mange pas, n’y bois pas. Tu ne sais pas tout ce qu’ils ont dit et quelles menaces Clésinger a laissé follement et sottement entendre à propos de toi, je les sais, je n’ai jamais voulu te les dire, mais il y faut pourtant faire attention et ne pas tenter le diable. Tu dis que Clésinger a plus de cœur qu’elle, malgré tout. Eh bien, c’est vrai, il a du cœur et il est capable d’affection. Le fond n’était pas méchant, à l’origine, mais il est fou, il est sans principe aucun, et, à ses heures, il est capable de tout, de ce qu’il y a de pis, comme en d’autres moments il est peut-être capable aussi de très bonnes choses. C’est un être trop déraisonnable pour qu’on le juge comme un autre. Il ne mérite pas d’être haï, on ne peut pas l’estimer, mais il faut s’en garer comme d’un aliéné et n’avoir aucune relation suivie avec lui. Quant à ta sœur, maintenant son caractère est fait et ne changera plus, mon parti en est pris. Le temps de la douleur et de la consternation est passé. J’ai souffert au dedans de moi-même tout ce qu’on peut souffrir, et j’ai fini par accepter l’arrêt du destin qui, en me donnant deux enfants, ne m’en a réellement donné qu’un pour moi. L’autre est né parce qu’il avait à naître. Il a vécu et il vivra pour lui-même sans la moindre idée d’un devoir quelconque envers personne. Mes enseignements, loin de modifier ce caractère, l’ont roidi et poussé à l’extrême. Nous avons essayé de tout : rudesse, sérieux, moquerie, faiblesse, amour et gâterie le plus souvent. Rien n’y a fait, je crois que nous n’avons pas à nous reprocher d’avoir rien négligé. En définitive, elle n’a jamais fait que ce qu’elle a voulu, et il en sera toujours ainsi. Je ne l’aime plus, du moins je le crois, c’est pour moi une barre de fer froid, un être inconnu, étranger à la sphère d’idées et de sentiments où j’existe, incompréhensible, comme tu dis, car il est évident que ceux qui vivent pour aimer ne peuvent se rendre compte du mécanisme intérieur de ceux qui n’aiment pas ; j’aime le souvenir de la petite fille si belle et si drôle que nous avons trop gâtée tous les deux, qui nous battait et nous rendait malheureux déjà, mais que nous nous imaginions